Les lecteurs du « Quotidien » connaissent bien le Dr Iulius Rosner, qui participe assez souvent aux pages que nous consacrons au courrier.
Ils ne savent sans doute pas l'homme qui se cache sous cette signature : un médecin et un chercheur dont les travaux ont beaucoup compté, notamment en Roumanie, sa terre natale, et en Russie ; un homme qui a traversé l'effroyable tourmente du XXe siècle et qui, rejetant le nazisme et son succédané roumain, a épousé le communisme jusqu'à ce que la déception le convainque d'émigrer en France.
Dans son livre de mémoires (1), Rosner nous apprend des choses extraordinaires sur un mode extrêmement simple. Voilà un homme qui a été l'un des favoris du système, qui a bien connu le « couple infernal » des Ceaucescu, qui a été reconnu comme un médecin hors pair par la Russie soviétique et qui, en définitive, n'aura été intégré au système totalitaire que pour en atténuer les terribles effets.
Il nous le dit d'emblée : son remords est si grand qu'il s'est interdit, une fois qu'il eut émigré en France en 1962, de faire de la politique. Mais il n'a pas eu assez des quarante années qui ont suivi pour épuiser ses souvenirs. Loin de bâtir une fresque, une thèse historique ou un essai sur les horreurs du Goulag, il préfère nous raconter une foule d'anecdotes qui décrivent, mieux qu'une construction philosophique, les absurdités et les ignominies du totalitarisme. Il montre, à travers cent récits, comment les scientifiques les plus sérieux se sont heurtés à des interdits politiques fondés non pas sur la raison mais sur les intérêts immédiats et aveugles de la bureaucratie. Il décrit avec précision les souffrances de tous ceux qui sont tombés, sans s'être livrés à la moindre provocation ou à la moindre résistance, dans les rêts du système, ont disparu pour ne jamais revenir ou ne sont revenus que pour raconter des faits surréalistes ou hallucinants. Il décrit enfin, et parfois avec beaucoup d'humour, un élément essentiel du totalitarisme : si le système a été conçu par des hommes intelligents, mais pervers, il a été servi par des imbéciles.
Iulius Rosner, longtemps par conviction, mais bientôt par instinct de conservation, a évolué dans l'univers totalitaire en réussissant à se sauvegarder lui-même. Physiquement et moralement. Ce qui l'a sauvé très certainement, c'est que rien, pas même ses propres passions politiques, n'a échappé à son jugement. Ce regard qu'il porte sur les Roumains, sur les Russes, sur des sociétés plongées dans le délire, sur ces hommes et ces femmes qui ne savent pas s'ils doivent se réjouir ou se lamenter de la mort de Staline, c'est celui d'un rationaliste. Et aussi, terme qu'il n'utilise pas une seule fois dans son livre au langage si simple, si humble et si direct, celui d'un humaniste.
Non seulement on ne saurait lui en vouloir d'avoir servi la cause communiste pendant vingt ans - ce qui lui a permis d'éviter beaucoup de malheurs à beaucoup de gens et à protéger sa famille -, mais on l'en remercie parce qu'il nous permet aujourd'hui de lire son remarquable témoignage sur une société déboussolée, mélange de fureur et de bêtise, d'exercice brutal du pouvoir et de perplexité devant la logique. Chaque fois qu'il était menacé, Rosner s'en est sorti en retournant contre les puissants du système leur propre rhétorique, leur propre logique, leurs propres convictions apparentes. C'est un survivant qui, au soir de sa vie, nous laisse entrevoir la richesse unique de son expérience et nous aide à comprendre que nos emportements, nos querelles, nos différends de citoyens repus sont vraiment dérisoires face à ce que nombre de nos concitoyens européens ont vécu.
(1) « Dans les coulisses du rideau de fer. Autopsie d'un régime totalitaire » par Iulius Rosner, Editions du Cherche-Midi, 18 euros.
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