Le médecin défavorisé de la foi ?

Publié le 29/03/2006
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LES MÉDECINS auraient-ils des lueurs particulières sur les fins dernières de l’homme ? Evidemment, ils semblent disposer d’une situation particulière, aux premières loges de l’observation clinique, témoins directs qu’ils sont du passage de la vie à la mort. Témoins oeuvrant dans le champ de l’évidence scientifique et rationnelle, professionnels de l’événement biologique et physico- chimique vérifiable, mesuré, échantillonné.

Confrontés plus que quiconque dans leur pratique à la finitude de l’existence, les médecins réagissent diversement devant les mystères de la vie et de la mort. Il y a ceux qui se rallient à la bannière du doute radical, le scepticisme devant l’inconnu qui se dérobe à tous les efforts de l’homme. Ainsi le Pr Jean Bernard, père de l’hématologie française : «J’ai la conviction qu’il faut accepter l’idée d’un domaine que nous sommes incapables d’imaginer, écrit-il. Après tout, une abeille ou une fourmi auxquelles vous demanderiez de concevoir Bergson ou Ernest Renan éprouveraient des difficultés. Et bien, je pense que nous sommes dans une situation de ce genre. Vu mon grand âge, j’attends avec beaucoup de curiosité le moment de ma mort. Ce que nous avons été sur cette Terre sera balayé. Tout sera différent, mais je suis incapable de le concevoir.»*

D’autres médecins se sont illustrés par un doute angoissé, qui les a fait verser dans l’amertume et le désespoir. Le médecin et romancier Jacques Chauviré, ami d’Albert Camus et de Claude Roy, qui nous recevait l’an dernier trois semaines avant de mourir et s’ouvrait du haut-le-coeur quasiment viscéral que lui inspirait l’absurdité de l’existence : «Un Dieu qui crée une créature pour la détruire, c’est de l’imbécillité», enrageait-il, face à ce qu’il considérait, en désespoir de cause, comme «un déni d’intelligence de la part du maître supposé de la vie et de la mort». Et l’auteur du « Journal d’un médecin de campagne » confiait combien sa pratique l’avait convaincu du non-sens et du tragique de la destinée humaine, confronté à son impuissance finale et à la souffrance sous tant de formes toutes plus intolérables les unes que les autres.

Un bout de lumière qui finit dans la nuit.

Avant lui, d’autres se sont illustrés dans la catégorie des hommes également dépourvus de doute et de foi, à l’instar du Dr Louis Destouches, alias Louis-Ferdinand Céline, qui conclut : «La vie c’est ça, un bout de lumière qui finit dans la nuit» (« Voyage au bout de la nuit »).

Dans son dernier opus, « Enfants de Dieu »**, le Pr François-Bernard Michel reconnaît quant à lui que la foi, a priori, ne se conjugue pas aisément avec le rationnel scientifique dans sa blouse. «Croire en un fils de Dieu né d’une vierge dans une étable, mort crucifié et ressuscité le troisième jour», comme le professe le kérygme chrétien, c’est, note- t-il, «d’un point de vue rationnel, incroyable, et même insupportable à la raison de ceux qui limitent leur horizon à l’univers matériel et expérimental». Alors, s’interroge le pneumologue montpelliérain, le médecin serait-il «un défavorisé de la foi» ? Ou bien un condamné à la schizophrénie, contraint à une cote mal taillée entre son métier et son église ?

Et il s’essaye à sortir de l’aporie par son expérience médicale et sa compétence à parler de la chair pour parler d’ «un Dieu in-charné», comme il l’écrit. «Placé au premier rang pour observer la chair, le médecin la connaît mieux que jamais, il en fait le tour en quelques secondes, orgueilleux de la scanneriser, endoscoper, cathétériser, isotoper, IRMiser en trois dimensions (même s’il déplore qu’elle soit également numérisée, informatisée, sécurisée-socialisée, internautisée). Mais cette Chair, il risque aussi de la voir de trop près et de devenir myope de son Chair-à-Chair obsédant, jusqu’à ne voir en elle que de la chair.»

La chair de Dieu-homme

Brocardant ceux qui se disent médecins du corps, les somaticiens, qui le touchent, le palpent et l’auscultent, mais qui n’admettent que du bout des lèvres l’existence du non-corps, François-Bernard Michel récuse une conception de la chair qui ne serait pas une moitié péjorative de l’homme, évoquant l’homme autant corps qu’esprit et âme, l’homme « corzéame », et, s’estimant sans compétence particulière pour parler de l’image de Dieu, le médecin évoque la chair de Dieu-homme : «Cette chair-là, placée sous ses yeux et ses oreilles, merveille de simplicité et de complexité, de fragilité et de robustesse, d’éphémère et de pérenne. Il peut dire ce que ces chairs approchées – enfants, femmes, hommes dans tous leurs états– lui disent du visage de Jésus, ou plutôt de Ses visages, pour témoigner qu’en Jésus incarné la création divine initiale continue et simultanément ne cesse de commencer et de se parfaire. Car il a la chance que sa pratique le confronte sans cesse aux deux vies issues de Dieu, naturelle et surnaturelle. Il commence par ausculter, enregistrer des rythmes, des taux sanguins, des radiographies, mais ensuite il croise des regards, questionne, écoute des réponses. Il entend angoisse et désespérance, sérénité et confiance, courage et renoncement, et il est trop confronté à la souffrance et à la mort pour ne percevoir l’homme qu’en échangeur d’ions et de molécules.»

Certes, François-Bernard Michel le reconnaît, la culture occidentale contemporaine, rationnelle jusqu’au scientisme, passé le mystère de l’incarnation, incline plus encore à cultiver le doute sur le mystère de la résurrection. Nul n’a vu un mort ressusciter. Pas même les auteurs des évangiles. Et tant de morts, sans même parler de celle de la croix, constituent des scandales, particulièrement pour les médecins qui les approchent : scandales des morts d’enfants, scandales des morts du sida et autres pandémies, scandales des morts issues des violences d’hommes... Et toutes ces petites morts « physiques » apparemment moins scandaleuses : «Quand je pense, docteur, qu’il y a deux ans à peine, j’étais capable de...», «Moi qui n’avais jamais été malade...», «Comment cela a-t-il pu m’arriver?»

Autant d’arguments pour le doute, sinon pour l’athéisme, sans parler des contre-preuves présentées comme scientifiques. Au final, après quarante ans de pratique médicale et de recherches, l’auteur célèbre la chair d’homme où Dieu fait irruption. Comme dans le patchwork bariolé de la couverture de son livre, avec tous ces visages d’hommes, de femmes, d’enfants, de vieillards, de tous les continents, tous aussi radieux et illuminés les uns que les autres, ces enfants de Dieu, comme dit le titre.

* « Médecine d’hier, médecine d’aujourd’hui », avec François-Bernard Michel, PUF, 2003.
** Editions Privat, 190 pages, 15 euros.

> CHRISTIAN DELAHAYE

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7930