Le médecin peut-il être conduit, ou contraint, à jouer un rôle de délateur ? Dans le colloque singulier, lieu de toutes les théâtralisations et des cas de conscience, où la pression sociale, voire familiale, peut se faire sentir, comme l'opinion publique dans les prétoires, la délation serait-elle parfois au rendez-vous ?
Des conduites extraconjugales stigmatisées par des beaux-parents à cheval sur les principes et proches de leur médecin de famille ont conduit, par le passé, des praticiens à signer des bons d'internement pour des belles-filles. Mais « notre société a changé », fait remarquer au « Quotidien » le Pr Jean Langlois, président du Conseil national de l'Ordre. Cependant, des scènes, tout aussi troublantes, persisteraient, où se mêlent confusément secret médical et silence amical : tel praticien, par exemple, fait passer par pertes et profits les ecchymoses hebdomadaires de l'épouse de son ami chef d'entreprise à la main lourde.
Plutôt aller en prison
Le code de déontologie (décret du 6 septembre 1995) prévoit dans son article 4 que « le secret professionnel, institué dans l'intérêt des patients, s'impose à tout médecin » et « couvre non seulement ce qui lui a été confié, mais aussi ce qu'il a vu, entendu ou compris ». En complément, le législateur s'est employé récemment à renforcer la notion de confidentialité au profit du malade, rappelle le responsable ordinal. Dans la loi du 4 mars 2002, l'information médicale est un dû. Sa divulgation au conjoint d'un malade cancéreux à opérer est possible, et non obligatoire, si le secret professionnel reste inviolé. Pour un mineur, la communication d'éléments médicaux aux parents n'est théoriquement autorisée qu'avec l'accord de l'enfant (1). Ne peuvent être confiés à des tiers que des certificats de décès ou de vaccination, en tout une vingtaine de comptes rendus d'actes relevant, pour l'essentiel, de la médecine légale, « s'ils ne comportent pas des éléments sur la vie privée ».
En tant qu'expert psychiatre, le Dr Patrice Huerre (2) se garde de divulguer, pour sa part, des « informations recueillies au décours d'une expertise judiciaire et qui n'entrent pas dans le cadre des questions posées par le juge ».
« Le secret est intangible, absolu. Plutôt aller en prison » (1 an, art. 226-13 du code pénal), enseigne le Dr Edouard Zarifian à ses étudiants caennais en psychologie médicale. « Il ne souffre que d'exceptions calibrées, comme les signalements d'enfants victimes de sévices sexuels. D'aucuns se rappellent le médecin d'un président de la République, qui, à la mort de ce dernier, a publié des informations secrètes sur l'état de santé de son éminent patient. Il a trahi le secret médical à des fins mercantiles, accuse le neuropsychiatre. Cela s'appelle délation. Rien de commun avec la noblesse de la dénonciation dans le cadre du journalisme d'investigation. La délation, c'est une dénonciation dans un but méprisable. Même entre confrères, on ne peut pas se délier du secret médical, hormis quelques accommodements. Je pense à la psycho-oncologie, qui se situe au cur d'une médecine pluridisciplinaire : là, le secret partagé se révèle utile. Mais, dans un service hospitalier, le secret éventé devient bafoué. On n'a pas à répondre par téléphone aux questions d'une personne dont la cousine serait hospitalisée. Imaginez en psychiatrie, un homme en instance de divorce avec qui on discuterait de sa femme internée : le terme de délation ne serait pas abusif. Enfin, en ce qui me concerne, conclut le Dr Edouard Zarifian, je ne me verrais pas collecter des informations sur des détenus que je devrais communiquer au juge : il ne faut pas envoyer des schizophrènes en prison ! ».
Un cas de conscience
« Dans la pratique institutionnelle, il appartient au médecin de voir jusqu'où la communication au sein de l'équipe (infirmiers, psychologue, éducateurs, enseignants, parents) est nécessaire à la prise en charge d'un mineur difficile, avec l'assentiment du jeune », estime le Dr Patrice Huerre. « Face à des situations très compliquées, c'est la clinique qui doit nous orienter, complète son confrère Daniel Zagury, psychiatre à l'Etablissement public de santé de Ville-Evrard, en Seine-Saint-Denis. Je pense à un cas de conscience auquel j'ai été confronté. Un patient m'annonce : "Je vais rejoindre un jeune dont je suis amoureux à l'étranger, à ..." Immédiatement, cela me renvoie à un enfant en danger, là-bas. Si l'homme, connu comme pervers, me parle, c'est peut-être qu'il a envie que nous le retenions. L'Ordre, questionné sur la stratégie à adopter, nous conseille de prendre contact avec un confrère libéral de la ville où vit le mineur. Le substitut du procureur de la République propose un signalement au parquet, qui prendra contact avec son homologue étranger, de manière à interpeller l'homme à sa descente d'avion. Ainsi, à une réflexion clinique bien pesée - nous avons observé chez le sujet pervers l'amorce d'un sentiment de culpabilité, et si rien n'est entrepris, il nous laissera en dépôt sa mauvaise conscience - a succédé une démarche légale de protection de l'enfance, à mille lieues de la délation. »
« La pire des disciplines par rapport à l'indépendance du médecin et au caractère intangible du secret est la psychiatrie, affirme le Dr Edouard Zarifian. Il revient aux autorités civiles (préfet, commissaire de police, maire) de décréter une hospitalisation d'office et sa levée (loi du 27 juin 1990). Chaque certificat de quinzaine est à adresser à la préfecture. L'Etat décide. La lettre de cachet a la vie dure. J'ai en mémoire une scène de ménage de notre temps entre conjoints avinés. Des bris d'assiettes sur la voie publique déclenchent une intervention de la police. Le mari se retrouve aux urgences du CHU de Caen. Une fois qu'il a été dégrisé, je décide de le renvoyer à son domicile, non sans avoir essuyé un avertissement du substitut du procureur de la République : "Si jamais vous le laissez partir prématurément, et qu'il tue quelqu'un, vous serez responsable." Méfions-nous de la "conjugopathie" de comptoir apparentée à la hâte à une nouvelle pathologie psychiatrique », met en garde le praticien . En d'autres termes, gare à la délation par procuration sécuritaire.
Tout aussi évocateur est un autre cas d'espèce soulevé par le psychiatre caennais. Un neurologue est sollicité par un homme de 45 ans pour une « baisse de l'efficacité cérébrale ». Les examens et analyses suggèrent une démence débutante ainsi qu'une infection par le VIH. Quelle attitude faut-il prendre avec la conjointe ? L'Ordre, interpellé, demande au médecin si une ou plusieurs personnes sont en danger. Or, la déontologie est formelle, on ne peut contraindre un patient infecté à prévenir ses partenaires. Et le praticien n'est autorisé à s'interposer en tant que délateur ni par la santé publique ni par les droits de l'homme. L'ingérence, c'est l'affaire des french doctors : « Le principe de non-ingérence (qui) s'arrête à l'endroit précis où naît le risque de non-assistance », dit la Charte de l'action humanitaire du 31 mars 1990). Dans la France de 2003, un médecin, parmi les 203 606 (3) que compte le pays, doit agir en son âme et conscience, mais selon les règles ordinales et l'esprit de la loi, quand ce n'est pas conformément à des lettres de cachet, relève le Dr Edouard Zarifian.
Une résistance légitime
Cependant, la législation peut rencontrer la résistance légitime du praticien mis en porte-à-faux, concède le Pr Jean Langlois, qui cite la loi Buffet du 23 avril 1999 contre le dopage chez les sportifs. Son article 7 exige de tout médecin qu'il délivre, à une commission ad hoc, le nom d'un patient, professionnel du sport, venu le voir, par exemple pour une jambe cassée, dès lors qu'il le soupçonne de se doper. « C'est là une forme légale de délation », faisant fi du secret professionnel, déplore le responsable ordinal, qui n'hésite pas à parler de « trahison, préjudiciable à la qualité des soins. A ma connaissance, personne ne l'applique ».
« Il en va de même, ajoute-t-il, avec la loi sur la Sécurité intérieure du 19 mars 2003, qui instaure, là encore, une dérogation légale au secret » (art. 226-14 du code pénal). La législation autorise « les professionnels de la santé (ou de l'action sociale) à signaler au préfet le caractère dangereux pour elles-mêmes ou pour autrui des personnes qui les consultent, et dont ils savent qu'elles détiennent une arme ou qu'elles ont manifesté l'intention d'en acquérir une ». La disposition est associée à la délivrance d'un certificat médical pour port d'armes de 1re, 4e, 5e et 7e catégories (4).
« Ou bien vous êtes requis pour faire un constat, et dans ce cas vous êtes auxiliaire de justice, commente le Pr Jean Langlois, ou bien vous découvrez, dans le cadre d'une consultation pour une simple angine, que votre patient est quelqu'un de dangereux, muni d'une arme. Il est certain qu'un signalement à la préfecture, appelons-le à nouveau "délation légale" , ne ferait qu'entraîner une gêne dans la relation médecin-malade et constituerait une entrave considérable à l'exercice de la médecine. Sachant, par ailleurs, que l'autorité judiciaire est mise à l'écart, il est à craindre que nous aurons moins de garanties ». C'est dire que la sollicitation du législateur ne devrait pas mobiliser les cabinets médicaux, laisse entendre le président de l'Ordre.
Maltraitance et neutralité
Restent les sévices sexuels à enfants. Le ministère de la Justice, dans un guide intitulé « Enfant victime d'agression sexuelle » (2000), note que « le signalement n'est pas une délation mais un devoir et dans certains cas une obligation légale ». Malmené par des familles brisées lors de procédures de divorce longues et houleuses, le dispositif d'alerte, fondé sur des soupçons que l'autorité judiciaire doit vérifier, est quelquefois bloqué ou dévoyé. Les enfants salis, et les médecins auteurs de certificats de signalement en sont les premiers pénalisés. Les praticiens sont poursuivis comme de vulgaires délateurs devant les instances ordinales, à la demande d'un parent qui réfute tout soupçon de sévices sexuels à (son) enfant.
Le Dr Elisabeth Martin-Lebrun, pédiatre dans l'Isère, explique qu' « ils ont rédigé des certificats tendancieux, sans intention de nuire, destinés à la justice et au patient.
En reprenant à leur compte des interprétations - par exemple, la mère est persuadée, de bonne foi, que le père pratique des attouchements - ou des attributions d'intention du genre : "Ce que m'a dit la petite, mon futur ex-mari me l'a fait, ou je l'ai vécu moi-même enfant ." Or, les attestations de maltraitance, très codifiées, exigent la neutralité. » De l'avis du Dr Jean Chabernaud, pédiatre hospitalier, les retombées des « admonestations ordinales », à la fin des années 1990, ont été immédiates : « Là où ils effectuaient 100 signalements, les médecins libéraux n'en font plus que 30. Ils cherchent à se protéger d'actions en justice qui leur retomberaient dessus, au point que des enfants le paient de leur vie », dit-il.
Juan Miguel Petit, expert onusien, qui a enquêté en France sur le sujet en novembre dernier, recommande au Conseil de l'Ordre, dans un rapport remis à la Commission des droits de l'homme de l'ONU le 27 février, de « revoir de toute urgence ses procédures, de façon à soutenir, au lieu de condamner, les médecins qui signalent leurs soupçons de sévices à enfants » («le Quotidien » du 12 mars).
Pour le Pr Jean Langlois, « il est scandaleux qu'un rapporteur d'instance internationale énonce des choses pareilles, mettant en cause l'Ordre sans l'avoir entendu, sur des révélations de tiers » (ministères de la Famille, des Affaires sociales et de la Justice, Défenseure des enfants, police, UNICEF-France). « C'est de la désinformation. On peut critiquer les jugements ordinaux, mais nos dossiers sont accessibles », plaide le président, qui a saisi les ministères concernés afin qu'ils interviennent auprès de l'ONU.
« Dans cette société en pleine évolution, la vie médiatique bouscule tout. Le respect du secret de la personne n'est plus sacré », conclut le Pr Jean Langlois . Les gens veulent toujours plus de transparence, tandis que les pouvoirs publics produisent des lois porteuses de « dérogation légale au secret professionnel », quand ce n'est pas « une forme légale de délation » comme la loi Buffet.
(1) Avec un mineur, par dérogation à l'article 371-2 du code civil, le médecin peut se dispenser d'obtenir le consentement du ou des titulaires de l'autorité parentale sur les décisions médicales à prendre, lorsque le traitement et/ou l'intervention s'imposent pour sauvegarder la santé du patient âgé de moins de 18 ans ; dans le cas où ce dernier s'oppose expressément à la consultation de ses parents, par exemple, afin de garder le secret sur son état de santé. Toutefois, dans un premier temps, le praticien doit s'efforcer d'obtenir le consentement du mineur à cette consultation (art. L 1 111-5 du code de la santé publique).
(2) Auteur de « Ni anges ni sauvages - Les jeunes et la violence » (édit. Anne Carrière, 2002).
(3) Sur ce total de médecins en activité, inscrits à l'Ordre, il y a 104 226 généralistes.
(4) La loi reprend et légalise l'article 18 du décret du 18 avril 1939. Un décret d'application sera pris en Conseil d'Etat, après avis de l'Ordre des médecins.
Signaler au nom de la loi
Protection de l'enfance
Code pénal
Art. 226-13 et 226-14 : secret professionnel.
Art. 434-1 :
non-dénonciation de crime.
Art. 434-3 :
non-dénonciation de mauvais traitements.
Art. 227-1, 227-2 :
délaissement de mineurs.
Art. 227-15 : privation de soins.
Art. 227-22 : corruption de mineurs.
Art. 227-23 : exploitation de l'image des mineurs.
Art. 227-18, 227-19, 227-20, 227-21 : provocation à commettre des actes illicites (usage de stupéfiant, consommation habituelle et excessive d'alcool, mendicité, crimes ou délits).
Art. 222-11, 222-11, 222-13, R624.1, R.625.1 : violences volontaires.
Art. 222-19, 222-20, R622.1,
R625.2 : violences involontaires.
Code de déontologie médicale
Art. 43 : médecin protecteur naturel de l'enfant.
Art. 44 : obligation de dénoncer les sévices et privations sur mineurs de 15 ans.
Alcooliques dangereux : loi du 15 avril 1954.
Toxicomanes : loi du 31 décembre 1970.
Malades mentaux : loi du 27 juin 1990.
Auteurs de crimes sexuels : loi du 17 juin 1998.
Détenus et psychiatrie : loi du 9 septembre 2002 (unités psychiatriques hospitalières réservées aux détenus).
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