IL Y A DANS UNE VIE de grands traumas, ce sont, disait Bergson, « les coups de timbales qui éclatent de loin en loin dans la symphonie ». De l’aveu même du petit Jackie devenu Jacques, on en trouvera trois forts.
Un matin d’octobre 1942, le lycée de Ben Aknoun, du côté d’Alger, n’ouvre pas ses portes au petit Jackie, on n’admet plus que 7 % d’élèves juifs : « Rentre chez toi mon petit. »« Une blessure qui ne se cicatrisa jamais », dit-il.
L’Algérie où il est né, où il fut l’indigène, qui le rejette, où il retournera faire son service militaire en 1957, cette Algérie va le hanter, être la fameuse « nostalgérie », comme elle le fut pour Camus et le sera pour Bourdieu.
Le troisième choc tient de l’anecdote kafkaïenne. Militant en 1980 pour les dissidents tchèques – il a fondé l’association Jan Hus –, il est emprisonné lors d’un voyage à Prague, les agents du pouvoir ayant glissé de la drogue dans ses bagages. Cette « nuit de Prague » ne s’achèvera qu’avec l’intervention de François Mitterrand lui-même. Mais elle fait écho aux grilles de métal qui l’enserraient devant le lycée de Ben Aknoun.
Succès et rencontres.
Si nous laissons – provisoirement – le misérable petit tas de secrets cher à Malraux, la vie de Jackie devenu Jacques est une formidable suite de succès universitaires et de rencontres avec ce que la pensée française compte de plus glorieux.
Déclenchons la mise à feu, le travail en 1963 de traduction et de publication de « l’Origine de la géométrie », de Husserl, et ils viennent peu à peu, De Normal Sup’, de la Sorbonne, ils sortent de leurs séminaires, Paul Ricoeur, Canguilhem, Serres, Althusser, Foucault. Il croisera le fer avec pas mal d’entre eux et suscitera, avec sa « Grammatologie », sa « Déconstruction », sa « Différance », pas mal de méfiance.
Ne serait-ce pas parce que ce travail dédié à la phénoménologie est mis en regard avec la méthode de James Joyce ? Jacques Derrida a toujours un pied dans la littérature. Ce n’est pas étonnant, puisque le grand mystère, pour lui, c’est l’écriture. Donc, il n’est pas un « pur » philosophe.
Ceci n’explique-t-il pas partiellement le chaleureux accueil qu’il reçoit dès 1966 aux États-Unis, où il fera de nombreux séjours. La French Theory devenant, comme le dit très bien Peeters, un des « territoires de la déconstruction ».
De ses travaux sur Husserl et Artaud à la création en 1983 du Collège international de philosophie, Derrida est de toutes les polémiques, de tous les combats qui traversent le monde intellectuel post-soixante-huitard. Mais n’est-il pas totalement lui-même dans le livre provocateur, à la physionomie atypique, « Glas » (1973), où le « voyou » Genet réécrit le philosophe-institution Hegel ?
Auteur difficile, écrivain polygraphe, Jacques Derrida, souvent présenté comme séducteur solaire, fut aussi un être irritable, fermé et dépressif. Affaibli par d’incessants affrontements, en particulier celui qui le met en cause comme défenseur d’un Heidegger nazifié en 1969, désespéré par la rupture avec Sylviane Agacinski en 1984, l’homme dont le cancer du pancréas vient à bout en septembre 2004, à 74 ans, semble avant tout avoir mené un combat pour que vive l’écriture. « C’est ma manière de lutter contre la mort », répondit-il à qui l’accusait de trop publier.
Le travail de Benoît Peeters restitue magnifiquement le penseur aux cheveux de neige, sans masquer la règle des jeux d’oppositions de sa personnalité. Autrement dit sa « différance ».
Benoît Peeters, « Derrida », Flammarion, « Grandes Biographies », 660 p., 27 euros ; « Trois ans avec Derrida - Les carnets d’un biographe », Flammarion, 245 p., 18 euros.
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