FARID, aujourd’hui âgé de 45 ans, en avait une vingtaine de moins quand il demande au Dr Jacques Afchain, généraliste au centre de santé municipal du Blanc-Mesnil, en Seine-Saint-Denis, de l’aider à se séparer de l’héroïne, avec laquelle il vit depuis sept ans. A l’époque, il ne supporte plus d’en être dépendant. Il est conscient d’avoir pris des risques en partageant des seringues. A plusieurs reprises, il a eu maille à partir avec la police. Jacques Afchain, connu en tant que «médecin des toxicos», le suivait déjà épisodiquement.
«Je le dépannais avec des tranquillisants (benzodiazépines), entre autres (l’époque n’est pas encore à la substitution, ndlr), ce qui lui permettait de passer les moments difficiles, se souvient l’omnipraticien. Je les lui prescrivais de façon ponctuelle et brève, signifiant en somme qu’on aurait à se revoir, dans l’espoir de le faire entrer dans un processus de soins, tout en ne méconnaissant pas les risques de déviation thérapeutique et la dimension parfois perverse de certaines relations médecin- malade.»
Farid consacre 300 F (45 euros) par jour à l’achat de poudre blanche, pour s’en injecter par voie intraveineuse un peu moins de 1 g. Domicilié chez ses parents, au Blanc-Mesnil, il a une amie sans lien de concubinage. Sans activité professionnelle régulière, il se verrait bien en chauffeur de poids lourd ou d’autocar, mais ça ne marche pas. Quand il sollicite le Dr Jacques Afchain pour une désintoxication, il a l’air «pas très bien, un peu négligé». Outre l’héroïne, il use de produits codéinés et a des problèmes d’alcoolisation importante.
Le généraliste du Blanc-Mesnil, rompu à la médecine globale, dans son approche à la fois somatique, psychologique et sociale, prend la mesure des «limites» de Farid. Il sait «qu’il y aura des moments où les choses n’iront pas dans le bon sens», mais il cherche à instaurer la confiance. Il sera disponible pour toutes les difficultés de Farid : c’est ce qui va faire qu’il se sentira bien dans son «rôle de médecin». Dès lors, il se dit que «si Farid adhère et revient aux rendez-vous fixés, ça prouvera qu’il y trouve son compte, même si le parcours s’annonce houleux». «Mon objectif n’est pas de vouloir guérir coûte que coûte, mais d’aider à progresser, de soulager.»
Les neuf premiers mois, les deux hommes se retrouvent deux fois par semaine. «Les choses évoluent.» Jacques Afchain «essaie des sevrages aux anxiolytiques, aux antalgiques et aux hypnotiques», qu’il prescrit «d’une consultation à l’autre». Sur le plan physique, l’état de Farid semble «assez bon», jusqu’à ce qu’il «rechute avec duNéocodion et une alcoolisation massive». Au cours d’un examen clinique, devenu routinier, le praticien fait comprendre à son patient que, avec «le tabac en plus–il fume beaucoup– et quelques joints, tout ça a des effets négatifs sur sa santé». Des troubles respiratoires en témoignent.
Le VIH pour décrocher.
C’est à ce moment-là que Farid apprend qu’il est séropositif au VIH. «Il s’en doutait un peu, en raison des risques courus avec l’échange de seringues.»
L’hôpital est un maillon indispensable de la prise en charge (consultation semestrielle). Le Dr Jacques Afchain fait un bilan primaire,comportant notamment un dosage des lymphocytes T4 et T8. «Le glissement vers une maladie somatique est un argument de plus pour sortir de la toxicomanie.» Farid manifeste «la résolution bien affirmée de ne plus se piquer». Il en parle à son amie, mais il cache son infection à ses parents, «car il sait très bien que toute communication sur le sujet déclencherait une très grande peur de la contamination». Culturellement, il est acculé au silence. En dépit du non-dit, il apprécie d’être «sécurisé» par un environnement médical. «Avec l’apparition du VIH, nous avons pris en compte plus rationnellement la toxicomanie des malades», confesse le Dr Afchain, grâce au réseau ville-hôpital, riche de la confraternité des intervenants et de leur savoir-faire. Durant une première phase, les éléments biologiques connus sont rassurants. Puis le taux de T4 descend en-dessous de 250/mm3 et des problèmes respiratoires avec complication bronchique apparaissent. L’heure des soins a sonné. Jacques Afchain, qui s’ «emploie à ne rien dramatiser», en assure l’exécution, en alternance avec des médecins hospitaliers . La maladie se fait pesante , «bien qu’elle ne soit pas différente de pathologies cancérologiques ou hématologiques». «Ma fonction consiste à soigner, même si je ne guéris pas forcément», insiste le thérapeute.
La socialisation relaie la médicalisation.
Une alcoolisation constante, avec des abus importants conduisant à l’ivresse, succède à la toxicomanie par voie intraveineuse. Le Dr Afchain évoque un «alcoolisme toxicomaniaque». Au fil des mois, Farid se transforme en «patient à l’image des autres». «On cherche à mettre en place quelque chose sur le plan social», indique le spécialiste de la médecine globale. Avec le concours d’une assistante sociale, Farid obtient un stage de six mois financé par le conseil général et consacré à la conduite de transports en commun. La socialisation prend le relais de la médicalisation. L’alcool ne serait qu’un mauvais souvenir. Mais Farid craque, de temps à autre, face au Néocodion. Il le reconnaît, et réclame du Subutex, qui vient de faire son apparition. L’examen du permis de conduire se solde par un échec, suivi d’une forte déprime. Jacques Afchain le soutient psychologiquement. Le ressort de la resocialisation tient bon. Il faudra douze mois à Farid pour gagner ses galons de chauffeur d’autocar et être embauché dans une entreprise privée où il a fait un stage. Si le nouveau salarié à temps complet a décroché de la boisson, il est sous substitution. A la consultation médicale d’embauche, quelque peu inquiet à l’idée que son patron apprenne «d’où il vient», il ne dit rien. Au lieu d’en finir avec le Subutex, comme le lui suggère le Dr Jacques Afchain, il n’accepte que d’en réduire le dosage, de 8 mg à 4 mg par jour. Sa préoccupation est ailleurs : il souhaite exercer son métier dans le secteur public. Là encore, il se démène, et, faute d’être directement employé par les aéroports de Roissy, le voilà au volant d’une navette pour un sous-traitant. Il occupe le poste depuis sept-huit ans, toujours sans parler du VIH et du Subutex.
Entre-temps, l’hépatite C le rattrape. Malgré un traitement de plus, qui a un retentissement sur son état général (anémie, asthénie, fièvre), il veut garder son travail. Le Dr Afchain lui réitère son conseil de ne plus boire, ce qui semble être le cas. Farid assume le VHC et son médecin s’avoue «un peu admiratif».
Une vie quasi normale, avec « béquille ».
Un an plus tard, le virus de l’hépatite disparaît. Farid reprend des forces, travaille, part en vacances. A l’occasion de l’un de ses séjours en Afrique du Nord, il rencontre une femme un peu plus âgée que lui, qu’il prend pour épouse en 2006. «Sa vie est presque normale», observe Jacques Afchain, qui continue de le voir de manière régulière pour des questions de substitution. «Il a réussi à repasser à 6mg de Subutex en consultant un confrère», rapporte-t-il sans amertume, et en s’efforçant de lui faire comprendre qu’il pourrait se passer de ce produit.
Le praticien n’a jamais désespéré. Il sait que sa conviction est «un élément important du pronostic». Farid lui a laissé entendre, «avec le sourire», au cours d’une rencontre qui n’est pas l’ultime, qu’un jour viendra peut-être où il lâchera «la béquille de la substitution». En 2007, Farid, homme à la vie dure, «presque normale», garde le sourire sous le regard bienveillant de son médecin depuis près d’un quart de siècle. Toxicomane presque repenti, il fait partie de la «patientèle ordinaire», selon le Dr Jacques Afchain, qui, actuellement, le traite pour une hypertension artérielle.
* Le Dr Jacques Afchain préside Généralistes et Toxicomanies 93 (Seine-Saint-Denis).
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature