Des fléaux aux épidémies
Quand et comment le tabac est-il arrivé en Europe ? Au XVIe siècle, un missionnaire espagnol, Fray Romano Pane, avait été transporté aux Amériques par Christophe Colomb pour y convertir les habitants au christianisme. Ayant constaté chez les prêtres du dieu Kiwasae des « effets d'exaltation fanatique dus à la vapeur enivrante des feuilles de tabac en fermentation ou en combustion », ce religieux eut l'idée d'en envoyer de la graine à Charles Quint. C'était en 1518 ; l'Espagne choisit alors Cuba pour y faire pousser son tabac. Le Portugal suit l'exemple et implante ses plantations au Brésil. Nonce du pape au Portugal, le cardinal de Sainte-Croix importe le tabac en Italie, ce qui lui fit donner aussi le nom d'herbe de Sainte-Croix.
En 1560, Jean Nicot, ambassadeur de France à Lisbonne, qui avait cultivé dans son jardin et expérimenté sur lui-même la poudre de tabac contre la migraine, a l'idée d'en offrir à la reine Catherine de Médicis, comme remède souverain contre cette maladie. Il fallait non pas aspirer la fumée par la bouche, mais inspirer la poudre par le nez. « C'est ainsi que l'on a pu dire que le tabac, après avoir voyagé par terre et par mer dans une grande partie de l'Europe, avait fini par faire son entrée en France par la voie des narines. » La reine souffrait en effet de migraines ; son fils François II aussi. Ils accueillirent donc ce remède avec faveur et empressement.
On vit alors l'usage du tabac se propager avec une incroyable rapidité, dans toutes les classes de la société, riches et pauvres, hommes et femmes, malades et bien portants, chacun muni de son petit rouleau de tabac et de la râpe qui devait le réduire en poudre.
Bref, la France prise.
Parmi les nombreux écrits qui viennent éclairer le public sur les inconvénients et les dangers du tabac, il faut citer ceux de Néaudier, de Marber, de Baillar, de Broussac, de Trévoux, de Hecquet, du Père Labat et surtout la thèse du célèbre Fagon, devenu premier médecin de Louis XIV. Thèse qui, malheureusement, ne réussit à convaincre personne, pas même la docte faculté de l'époque, « qui subissait elle-même le joug de la mode pendant l'argumentation de la thèse ».
Si l'on fume dans les pays du Nord, en Hollande, en Belgique, en Suisse, en Prusse, en France on se distingue en s'en tenant à la prise. Mais petit à petit, par l'armée, la France se mit à fumer. Ce fut surtout pendant le siège de Maastricht (guerre de Hollande), sous le ministère Louvois, que l'usage de la pipe devint presque général dans l'armée. Louis XIV ne fumait pas mais Jean Bart fut le premier à introduire la pipe à la Cour.
Bref, en 1865, la France entière fume. Même l'adolescent fume et le jeune écolier voudrait bien en faire autant. « Je sais même une école du gouvernement où l'on favorise ouvertement le goût de fumer. »« Qui croirait cependant qu'un médecin (...) a pu avoir la singulière pensée de proposer l'usage de fumer comme mesure salutaire à introduire dans le régime des lycées ? »
« Il faut bien le reconnaître, tant que la France se contenta de priser le tabac au lieu de le fumer ou de le chiquer, elle n'eut guère à en redouter les effets vénéneux. »
Les effets de la prise sont en général purement locaux : éternuements, augmentation de la sécrétion nasale, disparition de la perception des odeurs ; rougeurs des ailes du nez, des lèvres, des yeux, de la gorge... signes qui peuvent trahir l'habitude de priser et même le secret des priseuses. « Rien de tout cela ne pouvait cependant porter atteinte à la santé générale, ni abréger la vie comme on avait pu le penser ; mais le jour où la France se mit à fumer, on peut dire qu'elle commença à s'empoisonner. »
Propriétés vénéneuses
Et le Dr Jolly de détailler « les propriétés vénéneuses du tabac » qui « ont pu être constatées par la science et l'expérience ». « On trouve dans tous les auteurs qui ont écrit sur le tabac, indique-t-il, dans Murray, Ramazzini, Lassonne, Macartheney, Birschoff, Montrain, Orfila, Bouisson et tant d'autres, une foule de faits d'empoisonnements soit comme résultats imprévus d'applications thérapeutiques internes ou externes, soit comme cas d'homicides volontaires ou involontaires, soit par calcul, imprudence ou autrement (...) Tout le monde connaît les expériences de Wilson, de Brodie, d'Orfila, celles plus récentes de notre savant collègue Claude Bernard et celles que M. Decaisne faisait connaître dernièrement à l'Académie des sciences, tendant à prouver que le tabac en feuilles et le tabac réduit en poudre sont doués, au même degré, de propriétés vénéneuses, affectant spécialement les centres nerveux, frappant le cur de paralysie et pouvant ainsi donner lieu à une syncope mortelle. » Sans oublier « plusieurs cas d'angine de poitrine, observés par M. Beau dans son service clinique de l'hôpital Necker. »
En général, les fumeurs ont les lèvres et les gencives rouges et tuméfiées ; leurs dents deviennent jaunes, puis s'altèrent dans leur émail, de manière à se découronner, et à ne plus conserver que leur substance osseuse. Bon nombre de fumeurs souffrent de pharyngite chronique. Mais le plus grave, qu'il s'agisse de la pipe ou du cigare (arrivé par l'Espagne), est le cancer des lèvres. Velpeau a lui-même remarqué que le cancer des lèvres a lieu le plus ordinairement du côté de la bouche affecté à l'usage de la pipe ou du cigare.
Autre cancer : celui de la langue qui, comme celui de la lèvre, mérite le nom de « cancer des fumeurs ».
Quand à la chique, elle est jugée responsable de cancers de l'estomac, surtout si elle est prise à jeun.
Tabagisme passif
Une atmosphère chargée en vapeurs de tabac - comme on en rencontre dans les estaminets et dans les fumoirs publics ou même dans les compartiments spéciaux des chemins de fer - n'est pas indifférente à la santé. La fumée de tabac contient de la nicotine en suspension qu'un chimiste, Melsens, a évalué à 7 %. On a remarqué que les femmes et les enfants, notamment, ne peuvent séjourner dans un milieu « nicotisé » sans éprouver des maux de tête, des nausées, des étourdissements et même des syncopes.
Ségalas a cité le cas d'un jeune homme qui passait sa vie dans un cercle, y respirait la fumée des autres et fumait lui-même plus de vingt cigares en vingt-quatre heures. Il vit ses fonctions digestives s'altérer, sa mémoire et son intelligence s'affaiblir, ses forces musculaires défaillir au point de tomber dans l'impuissance anaphrodisiaque. Il avait des projets de mariage ; préoccupé par ce cas d'empêchement qu'il n'avait pas prévu, il alla consulter Ségalas qui lui recommanda, entre autres, de fuir les lieux nicotisés et d'abandonner le cigare. En quelques semaines, le patient retrouva « tous les attributs de la santé et toutes les conditions d'aptitude au mariage ».
Autres victimes : les ouvriers des manufactures dont plus des quatre cinquièmes « sont forcés de suspendre leurs travaux et de s'éloigner, au moins momentanément, de leurs ateliers pour cause de maux de tête, de nausées, d'étourdissements, de dyspepsie, de coliques, de diarrhée et de vomissements ». Ces ouvriers auraient, de plus, certains caractères de vieillissement anticipé.
Amaurose et troubles psychiatriques
Le Dr Jolly poursuit son inventaire en citant le Dr Hutchinson, chirurgien, qui a constaté la fréquence de l'amaurose chez les individus livrés aux excès du tabac et de l'alcool : sur 37 cas d'amaurose bilatérale, il a compté 23 fumeurs de premier ordre et 2 de second ordre.
Claude Bernard a montré en 1857 que le tabac est néfaste sur les centres nerveux, spécialement sur la fibre motrice. On a pu souvent attribuer l'épilepsie à l'abus du tabac. Des exemples d'ataxie locomotrice ont été observés « chez d'incorrigibles fumeurs » par Michéa.
On ne met plus en doute, à l'époque, le rôle du tabac dans les maladies mentales, notamment « cette forme d'aliénation si vaguement dénommée sous le titre de paralysie générale et progressive », qui encombre de toutes parts des asiles d'aliénés. Ce sont Guislain et Hagon qui, les premiers, ont souligné la double influence du tabac et des spiritueux sur le développement presque inouï de cette maladie. La paralysie générale attribuée au tabac « pourrait mériter le nom de paralysie nicotinique ». C'est sans compter d'autres troubles nerveux : myélites chroniques, paraplégies, névropathies musculaires ou myositiques.
On manque d'hommes
On se demande naturellement d'où peut venir le vide qui s'opère dans la population masculine pendant la plus florissante période de la vie et ce qui a pu en emporter les éléments les plus virils. La réponse est dans les statistiques qui permettent de constater, « chez les hommes de trente à cinquante ans, un plus grand nombre de décès dus aux maladies des centres nerveux, à toutes les formes de maladies mentales, aux ramollissements du cerveau et de la moelle épinière, aux paralysies générales ; en un mot, à cette longue série d'affections qui viennent accuser tous les genres d'ivresse physique, morale, intellectuelle, mais où l'on peut toujours voir figurer en première ligne les effets de l'abus du tabac ».
Nous remercions l'Académie de médecine qui a bien voulu rechercher et nous procurer le texte intégral de la communication de M. Jolly.
Un saut dans le présent
« Le tabac, seul produit de consommation courante qui tue un fumeur sur deux », soulignait l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé en juin dernier. Malgré des décennies de campagne anti-tabac, les législations successives (lois Veil et Evin), et les connaissances de plus en plus précises sur les méfaits du produit, le tabac tue encore 60 000 personnes par an en France. La baisse du tabagisme observée depuis trente ans s'est interrompue avec 36,6 % de fumeurs parmi les hommes et 28 % parmi les femmes et des pourcentages alarmants parmi les jeunes (un sur deux entre 20 et 25 ans).
Le prix des cigarettes devrait encore augmenter en janvier prochain, pour la prévention et pour contribuer au budget de la Sécurité sociale. En 2001, les taxes sur le tabac ont rapporté 10,5 milliards d'euros à l'Etat.
La fiscalité du tabac
La progression de l'impôt fiscal du tabac donne une idée de la progression du tabagisme en France au XIXe :
- de 1792 à 1832 : 28 millions (les deux tiers attribués au tabac à priser et un tiers au tabac à fumer) ;
- 1842 : 80 millions (un tiers au tabac à priser et deux tiers au tabac à fumer) ;
- 1852 : 120 millions (dont un quart au tabac à priser et trois quarts au tabac à fumer) ;
-1862 : 180 millions, dont un cinquième à peine pour le tabac à priser et le reste pour le tabac à fumer ;
- 1863 : on parle du chiffre brut de 216 millions, dont à peine un sixième pour le tabac à priser, le reste pour le tabac à fumer ;
- en 1864, on espère mieux encore.
Depuis 1832, indique le Dr Jolly en 1865 dans sa communication à l'académie, la consommation de tabac à priser est restée à peu près stationnaire alors que celle du tabac à fumer s'est considérablement accrue.
On fume beaucoup plus dans les départements du Nord (entre 1 000 et 1 700 g par tête) que dans ceux du Sud (entre 100 et 180 g par tête).
Fidélité forcée à Lady Nicotine
Il y a tout juste cent ans, le « British Medical Journal » dressait - déjà - une longue liste des méfaits du tabac : pouls intermittent, palpitations du cur, dyspepsie, gastralgies, perte de l'appétit, angine de poitrine, troubles de la vision, tendance au vertige, perte de la mémoire, sensibilité émoussée, troubles moteurs, tremblements, toux opiniâtre.
« Un nouveau Cassandre s'est récemment levé en la personne du Dr Le Juge de Segrais, de Luchon, qui, dans les "Archives générales de médecine", prédit ce que nombreux fumeurs vont considérer comme la pire des condamnations qui ait jamais été prononcée à leur encontre », indique la revue.
« Carlyle raconte l'histoire d'un bourreau des curs qui, dans un duel, fut blessé d'une telle manière qu'il fut condamné à observer la fidélité la plus stricte, pour la bonne et unique raison qu'y déroger n'était plus en son pouvoir. (...) Si l'on en croit le Dr Le Juge de Segrais, une stricte obéissance au même commandement est quelque fois imposée par la dévotion à "My Lady Nicotine". Il cite deux cas publiés et plusieurs observations personnelles, dans lesquelles un tabagisme invétéré a entraîné une impuissance. »
« BMJ » 1902 ; i : 981.
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