« UNE OPERATION CHOQUANTE qui est révélatrice de l'état d'esprit du gouvernement dans ce domaine » : dans certains milieux scientifiques, on n'apprécie guère, c'est le moins, le changement « brutal » intervenu à la direction de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps). Et de mettre en cause la méthode qui a conduit au remplacement du Dr Philippe Duneton. Il dirigeait l'Agence depuis cinq ans et, de plus, son mandat avait été renouvelé en 2002. « Il est clair, dit un expert du médicament membre d'une commission scientifique de l'Agence, que le gouvernement a cédé à certains lobbies de l'industrie pharmaceutique qui ne sont pas fâchés de voir partir un homme qui ne leur faisait pas de cadeaux. »
Un raisonnement que l'on réfute vivement, on s'en doute, au sein de cette industrie. « Il n'est pas dans nos habitudes, et il ne le sera jamais, et d'ailleurs à quel titre le ferions-nous, d'intervenir pour tenter d'obtenir la tête de quelque responsable que ce soit », rétorque un patron de ce secteur d'activité, qui tient à garder l'anonymat, comme beaucoup d'intervenants dans ce dossier : ce qui montre sans doute qu'il s'agit d'un problème bien délicat, à manier avec des pincettes.
Un anonymat que ne garde pas cependant Didier Tabuteau, premier directeur de cette agence, qui s'appelait alors Agence du médicament, et qui l'a fait sortir des dossiers et de terre. Didier Tabuteau sait de quoi il parle, lui qui avait craint un moment que le changement de majorité en 1993 lui enlève la direction de l'Agence, quelques mois seulement après qu'il l'eut installée.
« Mais, expliquait-il au "Quotidien",
lors de l'anniversaire des dix ans de l'Afssaps, Simone Veil, nommée ministre des Affaires sociales dans le gouvernement Balladur, a été parfaite dans cette affaire. Elle nous a dit qu'elle avait été surprise par la réforme, mais qu'elle nous donnait un an pour faire nos preuves. Par la suite, elle nous a toujours soutenus. » Un mandat de trois ans.
D'où le jugement quelque peu sévère que porte Didier Tabuteau aujourd'hui sur le limogeage de Philippe Duneton. « C'est un homme exceptionnel qui a su faire ses preuves en matière de sécurité sanitaire, explique-t-il, et, à moins qu'il n'ait fait une faute grave, je ne comprends pas pourquoi on procède aujourd'hui à son remplacement d'une manière aussi brutale. » D'autant, ajoute-t-il, « que son mandat avait été renouvelé, par un décret du président de la République, pour trois ans en 2002, et qu'il s'achevait l'an prochain. Il convenait donc de le laisser aller jusqu'à son terme ».
L'intervention de Matignon.
Certains voient dans cette affaire l'intervention directe de Matignon qui se serait lassé de ce que des postes à forte responsabilité, et non des moindres, soient toujours entre les mains d'hommes nommés par le précédent gouvernement, celui de Lionel Jospin. Didier Tabuteau ne veut pas entrer dans ce débat, bien qu'il ait servi trois ministres de la Santé ou des Affaires sociales de gauche (Claude Evin, Bernard Kouchner et Martine Aubry). Mais d'autres n'hésitent pas à soulever le lièvre : il est évident, affirme un membre d'une commission d'experts de l'Agence, « que le gouvernement, en agissant de la sorte, sans concertation, donne des verges pour se faire battre et qu'on est bien obligé de penser à une intervention politique de haut niveau ».
Une aubaine pour le Parti socialiste en cette période préélectorale : il dénonce par la voix de son délégué national aux professions de santé, le Dr Claude Pigement, un « limogeage scandaleux, sans aucune explication, d'un homme de qualité, qui a avait fait ses preuves et dont chacun loue le dévouement et l'efficacité ». Une affaire qui sent « le règlement politique », martèle-t-il.
Ces arguments font bondir le ministre de la Santé et ses proches collaborateurs. « Faux procès, répondent-ils aussitôt. Il n'y a rien de politique dans cette affaire. La preuve : tous les directeurs des agences ont été nommés par Bernard Kouchner, et ils sont toujours là. »<\!p>
Et, de fait, Martin Hirsch et Gilles Brucker, qui dirigent respectivement l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) et l'institut de veille sanitaire (InVS), sont toujours en place.
« Ce qui montre, insiste-t-on encore au ministère de la Santé, qu'on ne peut pas parler d'affaire politique. »
Dès lors, pourquoi le limogeage d'un homme dont tout le monde s'accorde à dire qu'il a montré sa compétence, et pourquoi son remplacement par un administratif, Jean Marimbert ? Ce haut fonctionnaire n'est pas un grand expert en matière de sécurité sanitaire, semble-t-il, et ses activités dans le monde de la santé remontent aux années 1993-1995, lorsqu'il a présidé l'Agence française du sang.
« Mais, expliquent certains dans l'industrie pharmaceutique, ce n'est pas ce passé qui a motivé sa nomination. Le gouvernement a voulu mettre à la tête de l'Agence un administratif réputé pour sa poigne de fer et sa gestion rigoureuse. »
L'Afssaps c'est en effet près de neuf cents personnes et un budget qui ne cesse d'être en expansion. Dans un rapport de 2003, la commission des Finances du Sénat observait que l'Agence, à laquelle « des tâches très importantes et à haute responsabilité ont été confiées », est « confrontée à une montée en charge rapide ayant engendré des dysfonctionnements, certes nombreux, mais qui sont avant tout, semble-t-il, le reflet d'un problème de croissance ». Le gouvernement semble se réfugier en partie derrière cette critique à peine voilée des parlementaires pour justifier le changement de direction.
Une agence de biomédecine.
D'autant que l'Afssaps est appelée à évoluer davantage encore. En effet, la loi de bioéthique, qui doit être définitivement votée avant l'été par le Parlement (elle a déjà été approuvée en seconde lecture par les députés et doit passer dans quelques mois devant les sénateurs si les échéances électorales le permettent), prévoit la création d'une grande agence de biomédecine au sein de laquelle on devrait retrouver notamment, mais pas seulement, l'établissement français des greffes et l'Afssaps. « Il s'agit de mettre en place, expliquait Jean-François Mattei, il y a quelques semaines, une grande agence de la biomédecine et des produits de santé. » Pour la diriger, il faudra, explique-t-on au ministère de la Santé, « un gestionnaire et non pas simplement un scientifique aussi compétent soit-il ». Des arguments que l'on peut défendre et comprendre, mais qui laissent perplexes bien des observateurs. « Cette agence de biomédecine, dont on ne sait de quoi elle sera faite et qu'il reste encore à inventer et rendre légale, paraît encore lointaine et ne peut servir de justification à ce remplacement inattendu », explique un membre de l'Afssaps, qui est persuadé que le gouvernement est décidé à mettre fin à toute velléité d'indépendance de cette institution et des autres agences sanitaires. « Et c'est cela, dit-il, qui nous inquiète le plus. »
Le gouvernement devra se faire très convaincant pour prouver le contraire.
En attendant, pour montrer que l'homme Philippe Duneton n'est aucunement en cause, il a été chargé, au sein du ministère de la Santé, « des questions européennes et internationales en matière de médicaments et de dispositifs médicaux ».<\!p>Il conserve aussi son poste de président du conseil d'administration à l'Agence européenne du médicament de Londres. Mais il n'est pas certain que cela suffise à calmer les esprits.
Les états d'âme d'un responsable d'agence sanitaire
« Nous, les responsables des agences sanitaires, nous avons été nommés par le gouvernement et le président de la République a entériné nos désignations », rappelle ce patron d'une grande agence qui, partagé entre son devoir de réserve et son droit à la parole, préfère ne pas s'exprimer à visage découvert.
« Nous sommes là pour organiser l'expertise scientifique et garantir son indépendance. Nous formons un rempart destiné à faire en sorte que les pressions, quelles qu'en soient la nature, ne puissent pas influer sur la mission de l'expert. Nous disposons pour viatique du code de santé publique, des lois et des réglementations.
Dès lors se pose la question de la procédure qui a été suivie : a-t-elle seulement un fondement légal ? Et que dirait-on, par ailleurs, si demain on apprenait que le président du Conseil supérieur de l'audiovisuel est remplacé ?
Dans cette affaire, il n'a pas été fait mention officiellement de la raison du limogeage. Par conséquent, on peut tout imaginer : Philippe Duneton aurait-il failli dans sa mission, aurait-il mal fait ? Ou bien aurait-il déplu à certaines par certains avis rendus par l'Afssaps ? On ne peut pas s'empêcher de penser que certains travaux de son agence ont suscité des mécontentements dans l'industrie. Les secousses créées auraient-elles gagné le gouvernement ?
Par ailleurs, qui a pris cette décision ? Le ministre de la Santé ? Le Premier ministre ? Encore une fois, rien n'étant avancé officiellement, on peut tout imaginer. »
Quelque peu désabusé, notre interlocuteur conclut (momentanément) qu' « on est en présence d'une affaire très franco-française : ce qui se passe comme ça chez nous est impensable ailleurs. Imaginez le tollé international qu'entraînerait le débarquement sans raison d'un patron d'agence européenne par la Commission de Bruxelles. Même en France, il y aurait unanimité pour crier au scandale et pour défendre la sécurité sanitaire contre toute velléité de mainmise ».
Quant à la question de la réforme de l'Afssaps qui justifierait la nomination à sa tête d'un administratif de préférence à un scientifique, notre patron d'agence balaie l'argument par une dernière question : « Qui, pensez-vous, est le plus qualifié pour protéger l'indépendance des scientifiques : un scientifique ou un administratif ? »
> CHRISTIAN DELAHAYE
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature