A U cours de leur enquête sur la gestion de la Mairie de Paris, les juges ont découvert des factures, pour un montant total de deux millions quatre cent mille francs, relatives au paiement des voyages de Jacques Chirac, de sa femme et de sa fille. C'est en espèces que la famille Chirac a réglé ses billets d'avion et ses réservations d'hôtel.
Ces révélations, faites d'abord par « l'Express » et confirmées par « le Monde », laissent perplexes. Elles montrent que, lorsqu'il était maire de Paris, le président de la République menait grand train. Il voyageait en Concorde quand il voulait se rendre aux Etats-Unis ; une limousine venait l'attendre à l'aéroport ; il habitait des hôtels de luxe. La dépense de 2 400 000 F couvre une période incluse entre les années 1992 et 1995. Le budget tourisme de la famille Chirac, de l'ordre de 600 000 F par an, était donc considérable.
Bien entendu, un homme qui a occupé les plus hautes fonctions d'Etat ne voyage pas en charter et doit protéger sa sécurité. Mais encore doit-il avoir les moyens de son train de vie. On est surpris de tels montants parce qu'on ne pensait pas que la fonction de maire de Paris permet de faire des dépenses somptuaires.
L'Elysée a fait savoir, dans un premier temps, que M. Chirac avait dépensé les primes qu'il avait touchées en tant que ministre et Premier ministre. Mais en 1992, il avait quitté ces fonctions depuis longtemps ; on se demande en outre pourquoi il conservait de telles sommes en liquide ou pourquoi il les a retirées en billets de son compte en banque ; les juges ont émis l'hypothèse que cet argent correspond à des commissions (illégales) sur des transactions immobilières.
L'affaire semble d'autant plus grave - et même irrémédiable - qu'il s'agit cette fois non plus du financement d'un parti, mais d'enrichissement personnel.
Une théorie sulfureuse
On a donc émis une théorie moins sulfureuse : M. Chirac aurait payé avec ces fonds secrets dont disposent les ministres et le Premier ministre. Ces fonds sont considérables ; ils augmentent lors de chaque vote du budget national, et ils sont aujourd'hui de l'ordre de 400 millions. Ils sont destinés à régler discrètement des problèmes que l'on ne peut résoudre qu'avec de l'argent si on ne veut pas entamer une longue procédure parlementaire pour obtenir un micro-budget. Personne ne s'en préoccupe jamais, ni la presse ni la justice. Pourtant, les fonds secrets trahissent le fonctionnement de la démocratie : ils permettent à une personnalité gouvernementale de dépenser de l'argent sans en rendre compte à qui que ce soit. C'est un premier point d'ordre général qui concerne tous les gouvernements. Il a l'avantage de les mettre tous à égalité : si on cherche noise à M. Chirac pour l'utilisation des fonds secrets, on peut en faire autant avec François Mitterrand ou, éventuellement, Lionel Jospin.
Il demeure que, même en l'état des règlements, rien n'autorise un dirigeant à se payer lui-même avec les fonds secrets, qui ne peuvent être attribués qu'à un tiers, et de préférence une personne morale.
Il existe donc, à propos de la Mairie de Paris, un faisceau de présomptions affreusement embarrassant pour le chef de l'Etat : les accusations enregistrées de Claude Méry, entre-temps décédé, au sujet d'une somme de 5 millions donnée, en billets, au RPR et la confirmation apportée par François Ciolina, ancien directeur-adjoint de l'office HLM ; une affaire d'emplois fictifs : une autre qui concerne les HLM et les lycées d'Ile-de-France; et maintenant ces factures payées en liquide à une agence de Neuilly pour des voyages de luxe.
Témoin assisté ?
Les juges, Renaud Van Ruymbeke, Armand Riberolles et Marc Brisset-Foucauld souhaitent convoquer Jacques Chirac en tant que « témoin assisté ». Cette formule signifie que le témoin en question risque d'être poursuivi par la justice. Or M. Chirac et beaucoup de juristes avec lui estiment qu'il ne peut comparaître que devant la Cour de justice de la République. Il existe donc un vide juridique que le député socialiste Arnaud Montebourg s'efforce de combler en réunissant les 58 signatures parlementaires nécessaires à la réunion de ce tribunal exceptionnel.
On en est là. Mais avec chaque jour qui passe, les révélations sur la gestion de Mairie de Paris se multiplient et l'opinion exigera bientôt du chef de l'Etat qu'il s'explique clairement sur les accusations dont il fait l'objet. Si on devine un acharnement de la justice contre lui, si les informations sont savamment distillées à la presse au mépris du secret de l'instruction, si les coïncidences sont troublantes entre la préparation de l'élection présidentielle et ce flot d'allégations, au terme de toutes les réserves que l'on peut exprimer sur les procédures en cours, la réalité des faits demeure et les questions de lèse-présidence brûlent les lèvres : M. Chirac a-t-il, oui ou non, utilisé de l'argent public pour payer ses voyages personnels et verser des salaires à des cadres du RPR ? A-t-il mis en place un système occulte de financement de son parti ?
Un complot
Il serait bien étonnant qu'il n'ait pas à fournir, aux Français, sinon à leur justice, des réponses claires avant l'élection présidentielle. Et que son sort politique et judiciaire ne soit pas alors scellé.
Il n'est pas impossible qu'un complot machiavélique, auquel participeraient diverses personnalités de sensibilité socialiste, au Parlement et dans le corps judiciaire, cherche à confondre M. Chirac pour l'écarter de la course à la présidence. Mais si le président est blanc comme neige, il lui est très facile de démasquer les comploteurs et de les battre à leur propre jeu. Si, en revanche, il a des choses à cacher, il nous paraît fort mal en point. On ne peut pas en effet se moquer des chaussures de Roland Dumas à 13 000 F la paire et tirer un trait sur 2,4 millions de francs en billets d'avion.
A la faveur des révélations, l'opinion assiste à une sorte de « toujours plus » dans l'attitude de la classe politique vis-à-vis de fonds qu'elle ne possède pas qui scandalise les smicards et les contribuables. Trop d'hommes politiques ont cru, ou croient encore, que du pouvoir l'argent coule à profusion, qu'ils ne sauraient être à la fois puissants et pauvres, et que, dès lors qu'ils occupent les palais de la République, ils doivent avoir le même train de vie que des chevaliers d'industrie.
Cette confusion des genres est un crime. Car le contraire est censé être vrai : le mandat électif ne doit avoir aucune relation avec l'argent, et les élus doivent garantir et approfondir la césure entre les deux. Agir d'une manière diamétralement opposée, c'est mépriser les institutions au nom desquelles on a demandé des suffrages.
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