TOUT EST PARTI d’une constatation de Paul Valéry en 1939 : il y a «une baisse de la valeur esprit». Quand on pense à ce qui se préparait alors, on peut se dire que c’était surtout une baisse de la valeur de l’humain qui était imminente. Autre temps, mais si le risque est moindre, force est de constater que le capitalisme industriel a produit un «désenchantement du monde», comme disait Max Weber. L’occasion pour Bernard Stiegler d’analyser ce qu’est devenu notre système aujourd’hui et de s’amuser du Medef, qui, lors de son université d’été en 2005, s’était donné pour but de «réenchanter le monde» !
Notre capitalisme n’est plus celui de Marx, il ne se borne plus au négatif : l’exploitation. Il peut même produire des circuits joyeux au lieu de noyer les frissons sacrés de l’extase dans les eaux glacées du calcul égoïste. Il s’agit moins d’un simple capitalisme de production, laquelle est assurée à l’échelle mondiale par des travailleurs peu rémunérés, sinon par des esclaves, que du développement de technologies relationnelles assurant services et contrôles. En gros, «toutes sortes de dispositifs techniques et de réseaux de télécommunication et de radiotélédiffusion, dont les lecteurs de codes-barres et de cartes à puce, les capteurs de puces... Les liaisons Wi-Fi ou bluetooth sont devenues les périphériques ou les sous-réseaux, à quoi s’ajouteront demain les microtechnologies, qui sont aussi les supports de la biométrie, puis les nanotechnologies dans leur ensemble».
Nous avons accablé le lecteur d’une fastidieuse citation, mais elle dit assez l’avènement d’une société «hyperindustrielle» sécrétant des techniques de contrôle intégrées et discrètes et orientée vers le service. Que dit une société de services à l’individu ? En gros ceci : laissez votre esprit et vos désirs en sommeil, car nous nous chargeons de fournir les objets de ce désir. Plus brutalement, «il n’y a plus de citoyens, c’est-à-dire de consciences, mais du temps de cerveau disponible». Ainsi parlait Patrick Le Lay en 2004 à propos du rôle de la télévision.
Economie libidinale.
C’est ici que la pensée de Stiegler offre prise à une réflexion aiguë, articulée qu’elle est au freudisme. Il n’y a pas que l’économie, mouvement des marchandises et des richesses, il y a aussi une économie libidinale.
Freud a montré comment le désir dut renoncer à une certaine exubérance quant à ses objets, aussi bien dans l’Histoire humaine (« Totem et Tabou ») que pour chaque enfant devant faire son deuil de l’OEdipe. La pluralité des pulsions ne peut donner du désir qu’en se sublimant, c’est-à-dire en se transformant en conduite supérieure : passer du plaisir égoïste à la construction collective et altruiste (que Stiegler nomme la «sociation»). On sait que tout ceci est couronné par l’instauration d’un autocontrôle moral et social que Freud a appelé «surmoi».
L’idée de base de ces deux livres s’éclaire alors : nous sommes entrés dans des systèmes qui ne proposent plus rien au désir, mais beaucoup aux pulsions. Ainsi la télécratie occupe le terrain (tout comme les célèbres plages de cerveau disponibles) en attisant les pulsions basses, par exemple le voyeurisme-exhibitionnisme des émissions de téléréalité. Ainsi le surmoi collectif est détruit au profit de régressions vers ce que les foules ont de plus primaire : exaltation du football, déification de ses médiocres agressifs, « pipolarisation » systématique remplaçant la simple célébrité d’autrefois, etc.
Haine de l’autre, haine de soi.
Plus grave, la politique, qui est, elle aussi, censée produire du désir, laisse celui-ci se déliter en pulsions. C’est, selon l’auteur, avec beaucoup d’hypocrisie que les deux candidats à l’élection présidentielle principaux font mine d’attiser une quelconque attente. Nicolas Sarkozy a écrit « la République, les religions, l’espérance », Ségolène Royal a intitulé son blog « Désirs d’avenir ». Or la démagogie suintant de leurs discours montre qu’il n’est nullement question de désir mais d’une crapuleuse concession aux pulsions : ainsi la fixation sécuritaire travaille en profondeur la haine du différent, de l’autre. Si le désir travaille vers l’avenir, la pulsion produit au contraire la « dissociation » du sujet, tant la haine de l’autre cache la haine de soi.
Un peu comme Marcuse, Stiegler semble dire que, en modifiant la technique, on change les relations interhumaines, on agit sur le désir. Mais la partie propositions est beaucoup plus faible : suffit-il de faire une télévision intelligente pour que les hommes accèdent à cette « Philia », cet accord des coeurs et des esprits ?
Homme de pouvoir*, installé au carrefour de plusieurs champs, Bernard Stiegler nous accable souvent de concepts détournés comme l’individuation, ou de vocables prétentieux, tels ces hypomnématas pour signifier tout enregistrement social. Brassant à l’infini ces mêmes concepts qui forment un atomium, et se citant copieusement dans ses livres, l’auteur semble parfois plus soucieux de s’adresser à un clan et de parfaire un égo un peu loin de cette fameuse « Philia ».
* Il est actuellement directeur du développement culturel de Beaubourg.
Bernard Stiegler : « Réenchanter le monde » (avec Ars Industrialis), 173 p., 12 euros ; « la Télécratie contre la démocratie », 266 p., 18 euros, éd. Flammarion.
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