« Un Pedigree », de Patrick Modiano

Le creuset d'un écrivain

Publié le 24/01/2005
Article réservé aux abonnés
1276195735F_Img204233.jpg

1276195735F_Img204233.jpg

VINGT-ET-UN ANS, c'était alors l'âge de la majorité, ce fut aussi pour Patrick Modiano l'âge où il publia son premier roman et premier succès, « Place de l'Étoile ». Avant, seul au milieu de l'effervescence, il attendait de vivre sa vie. D'ailleurs il ne le cache pas : « A part mon frère Rudy, sa mort (il avait alors dix ans et son frère deux ans de moins) je crois que rien de tout ce que je rapporterai ici ne me concerne en profondeur ».
Mais que s'est-il passé au cours de ses vingt-et-une premières années ? Il raconte.
Il évoque ses parents : sa mère flamande -  « jolie fille au cœur sec » un peu comédienne et très volage - et son père juif originaire de Salonique - qui évoluait entre le demi-monde et la haute pègre et qui s'est illustré dans le marché noir pendant l'Occupation. « Je suis un chien qui fait semblant d'avoir un pedigree », écrit-il en s'excusant de devoir compenser le manque d'assise de ses géniteurs par un surnombre de personnages d'intérêt secondaire mais bien concrets et saisissables.
A peine né, déjà abandonné. Baptisé en l'absence de ses parents, confié à une amie de sa mère pour ses premières années d'école, il a subi la discipline militaire d'un pensionnat de Jouy-en-Josas de l'âge de 11 ans à 14 ans avec d'autres « enfants mal-aimés, des bâtards, des enfants perdus », ne se rendant que quelquefois à des « rendez-vous » que son père lui donnait, dans le hall de l'hôtel Claridge aux Champs-Élysées, en même temps qu'à d'autres relations d'affaires.
Mais c'est du côté de Pigalle, où il se promenait en attendant que sa mère sorte du théâtre Fontaine, que, pour la première fois, écrit-il, il a commencé à rêver sa vie . Il avait 14 ans.
L'année suivante, l'exil se durcit : il est envoyé dans un collège à Thones, dans les montagnes de Haute-Savoie, non plus en compagnie de « voyous dorés » mais de fils de paysans ; il en sera renvoyé quelques jours pour avoir été surpris à lire « le Blé en herbe ».
Lorsqu'il intègre le lycée Henri-IV à Paris, c'est aussi comme interne - alors que ses parents habitent à quelques centaines de mètres, quai Conti. Il n'y reste pas. C'est une période de grande misère où sa mère, sans un sou, l'envoie quémander de quoi manger chez son père qui habite à l'étage en dessous, où il avoue avoir volé des livres pour les revendre.
L'été de ses 21 ans et après que son père a encore tenté de l'éloigner en l'inscrivant en lettres supérieures à Bordeaux puis en l'incitant à devancer l'appel pour l'armée, il part en vacances dans le Midi et s'arrête à La Garde-Freinet. « C'est là, à la terrasse du café-restaurant, à l'ombre, que j'ai commencé mon premier roman. »
Au printemps suivant, il apprend que le livre sera publié. Sa dernière phrase : « Ce soir-là, je m'étais senti léger pour la première fois de ma vie. La menace qui pesait sur moi pendant toutes ces années, me contraignant à être sans cesse sur le qui-vive, s'était dissipée dans l'air de Paris. J'avais pris le large avant que le ponton vermoulu ne s'écroule. Il était temps. »

Éditions Gallimard, 122 p., 12,90 euros.

> MARTINE FRENEUIL

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7673