Un entretien avec Irène Frain
@Q1:LE QUOTIDIEN
Depuis plus d'un quart de siècle, une femme peut donner la vie quand elle le souhaite, avec la contraception, voire l'IVG, ou ne pas avoir d'enfant. La procréation médicalement assistée, elle, offre un bébé-éprouvette au couple stérile, à moins qu'il n'opte pour une mère porteuse. Qu'en pensez-vous ?
IRENE FRAIN
Avec la contraception, on bloque le développement virtuel d'une vie alors que par l'IVG on supprime un être en puissance. Il n'y a rien de commun entre les deux. Je ne juge pas celles qui se font avorter, c'est une question d'environnement et de situation. Une histoire d'amour se révèle, parfois, extrêmement compliquée. Une femme et un homme éperdument amoureux peuvent faire l'amour sans contraception et s'apercevoir quelques semaines plus tard, ou des mois après, qu'ils ne s'accordent pas pour vivre ensemble. Dès lors, qu'elle est la signification d'un enfant ? Les choix de vie s'opèrent selon des critères relevant de l'individualisme.
De leur côté, les églises, quand elles condamnent l'avortement, n'abordent pas le sujet en termes de vie personnelle mais en termes de vie collective. Le problème moral est mis à plat de façon globale et philosophique.
En ce qui me concerne, depuis le début de ma vie de femme, j'ai été une pratiquante extrêmement scrupuleuse de la contraception pour ne pas affronter un choix aussi tragique. Ne sachant pas quelle réponse j'aurais donnée, et, surtout, ignorant la culpabilité plus ou moins inavouée que cela aurait créé en moi, je me suis prise en main. Quand on supprime la vie, le poids des idéologies et la pression sociale sont tels qu'ils provoquent un sentiment de faute, même si on se dit : « Moi je suis au-dessus ».
J'associe sans réserve la contraception à une énorme avancée. Dans les années soixante, des mères étaient massacrées par de multiples grossesses et des accouchements à répétition qui se passaient très mal.
Quant à la procréation médicalement assistée (PMA), je pense qu'elle est susceptible de sauver bien des femmes de la dépression. Mais, là encore, il en va du bon sens de chacune. Souhaiter donner la vie à 50, 55 ou 60 ans, et même à 48 ans, me paraît aberrant. J'ai 51 ans, je sais de quoi je parle. On sort du domaine des lois naturelles. Exiger d'un corps ce pour quoi il n'est plus du tout équipé est aussi insensé que de greffer un pied à la place d'une main. On est du côté du Docteur Folamour. On marche sur la tête. Les limites à ne pas franchir sont indiquées par l'horloge biologique.
Je trouve dramatique, dans notre société, la notion de performance, étrangère à la maîtrise du corps. A mon âge, je fais de la bicyclette, de la gymnastique, je nage ; dans dix ans, il en sera peut-être autrement. Pour l'instant, j'ai une certaine maîtrise de mon corps. Je ne me situe pas dans la performance, mais dans le maintien du raisonnable. Ce qui serait du domaine de l'impossible, donc irraisonnable, bien que j'aie une silhouette de jeune fille, serait de vouloir un enfant, d'afficher, avec une apparence entretenue, quelque chose qui ne correspond pas à la vie de mes cellules, ou à mes dents - les dentistes savent tout de suite l'âge du premier venu. Pour autant, la maîtrise du corps permet de conserver une allure, une forme. Je pense au traitement hormonal de la ménopause, qui évite une dégradation excessive, notamment sur le plan osseux, tout en respectant le système de la médecine d'Hippocrate : « Primum non nocere ».
Une tentation inévitable et dangereuse
@Q2:Et la thérapie génique ? La manipulation du génome de l'homme ? Le risque de clonage, et de dérives eugéniques ? En avez-vous peur ?
On méconnaît très souvent en Occident que les choses sont doubles, les portes aussi, comme on dit en Orient. Avec une découverte scientifique, le pire et le meilleur sont plausibles, en même temps. Rien ne me semble plus édifiant en la matière que « le Meilleur des mondes » d'Huxley, qui appartenait à une famille de biologistes. Il est bien évident qu'avec la thérapie génique on aura envie de bâtir un homme parfait. Si ce n'est pas ceux qui font de la thérapie génique qui s'y mettent, leurs concurrents s'en occuperont.
Les livraisons sur commande de bébés aux yeux bleus et aux cheveux bruns, promis à mesurer 1,90 m et à avoir une belle musculature, sont inéluctables à partir du moment où on y a touché. Elles sont inévitables et absolument dramatiques. On entre dans un système qui n'est pas celui de la maîtrise, mais du contrôle. Quand on cherche à maîtriser, on essaie de dominer une situation ; par le contrôle, on prémédite l'organisation d'un monde. La société m'apparaît vouée, hélas, à cette dérive, étant déjà à l'heure du contrôle. Tout ce qu'on fait laisse des traces : les écrits sur les disques durs d'ordinateur, les tickets de parking, les Cartes bleues, les rentrées et les sorties d'argent. Les Occidentaux, avec leurs caméras dans les rues, vivent sous contrôle. C'est là, d'ailleurs, qu'Orwell rejoignait Huxley. Dès qu'on contrôle des individus existants, il est clair que le dérapage suivant vise, en somme, à contrôler leur naissance. La société annoncée du modèle standard et parfait, aux images télévisuelles glamour, en témoigne. L'irrégulier, l'atypique, le hors-norme, ce qui ne colle pas avec la jeunesse n'est pas très bien vu. Quand je vais au club de gym, je m'amuse à regarder les écrans de télévision. Dans tous les « clips » américains, les femmes ont le visage, les seins, et, vraisemblablement, les fesses complètement refaits. On peut parler d'un archétype, sorte d'hologramme virtuel. La tendance est assez massive. En Amérique du Nord et du Sud, des transformations esthétiques lourdes ont remodelé le corps. Pourquoi, alors, n'aurait-on pas la tentation de fabriquer des individus standards, par la manipulation génétique ? Tout conduit, logiquement, à une attitude consumériste. On est dans le champ de la régulation. Peut-être mettra-t-on un code barre sur le nouveau-né ?
La planète de l'éternelle jeunesse
@Q2:Cet homme programmable, sous contrôle de sa naissance à sa disparition, par ailleurs susceptible de recourir à l'euthanasie, sonne-t-il le glas de la vie et de la mort naturelles ?
Qui songe, tous les jours, qu'il doit trépasser, comme le recommandait Montaigne ? Pour qui la mort est-elle la preuve de la vie, dans nos contrées ? On ne veut plus mourir, on désire rester dans l'éternelle jeunesse. On est dans l'illusion occidentale.
L'euthanasie, c'est autre chose. Vous avez des gens qui sentent venir la démence sénile et qui préfèrent se supprimer. En règle générale, il s'agit de femmes et d'hommes, quel que soit leur âge, qui se retrouvent en enfer deux fois : d'une part, parce c'est invivable pour eux, et, d'autre part, parce le reste du monde se laisse porter par cette espèce de mirage euphorique d'éternité jeune et glamour. Ils ont, en quelque sorte, deux raisons d'en finir ou de demander qu'on leur donne la mort. Depuis l'Antiquité, rien n'a changé. Les stoïciens, dans une situation bloquée, usaient de l'exercice de la liberté et choisissaient de renoncer à la vie.
Maintenant, le phénomène nouveau de la société contemporaine, telle que je viens de la dépeindre, tient au fait que les problèmes posés sont en dehors des évidences vitales. Cela dit, il faut se montrer vigilant à propos de la prophétie de Huxley. « Le Meilleur des mondes » évoque les bébés-éprouvette, mais traite également de la suppression des vieux avec ses crématoriums. Se débarrasser des plus de 60 ans, jugés inutiles et coûteux, n'est pas une hypothèse incongrue sur la planète glamour de l'éternelle jeunesse. La Shoah, avec les juifs, se trouve dans toutes les mémoires. Il importe d'y réfléchir.
Le temps de réfléchir
@Q2:Jusqu'où faudrait-il laisser aller la recherche, s'il était raisonnable de lui imposer des limites, et selon quelle éthique ?
Il est nécessaire de mettre des verrous, pour donner du temps au temps et de la place à la réflexion. Pour ce faire, il existe, à côté des scientifiques et des médecins, des gens avisés, ayant plus de recul et d'humanité que d'autres. Je pense aux philosophes. Il convient de les écouter, au sein d'instances comme le Comité d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé, afin de ne pas céder aux effets d'annonce ou à une découverte médiatisée. Le temps de réfléchir est précieux et long. Certes, la sagesse et le bon sens se conjuguent mal ou peu avec la civilisation de l'instantané et du « zapping », où l'on réclame tout, tout de suite, sans contrarier le mythe de l'éternelle jeunesse. Personnellement, je crois aux vertus de la longue durée. Les parcours humains n'ont rien de commun avec des successions d'instants inconséquents. Ils sont émaillés de décisions qui infléchissent à la fois le destin individuel et collectif.
@Q1: En définitive, diriez-vous que la vie a perdu de son mystère ?
J'espère que la vie recèle encore nombre de mystères pour un scientifique. Que je sache, on a établi la cartographie de l'ensemble du génome humain, mais on ne sait pas précisément comment se déclenchent toutes les formes de cancer. Des voiles ont été levés, bien sûr. Quand j'ai été enceinte en 1969, une grossesse, c'était un ventre qui se développait, on ignorait ce qu'il y avait à l'intérieur. Des médecins vous disaient : « Le bébé est à l'endroit, ou à l'envers. » Des vieilles dames affirmaient : « Comme il se trouve placé, c'est certainement un garçon. » On ne savait pas si on n'allait pas donner naissance à un monstre, c'était une hantise, et on faisait avec. En accouchant, on passait, brutalement, de l'idée de nouveau-né au bébé. Dans le cas du cancer du sein, hier encore, quand on le découvrait, il était trop tard. En 2001, grâce à des examens précoces, on intervient avant que la tumeur s'installe définitivement.
A l'inverse, le résultat d'investigations peut nourrir l'angoisse d'une personne qui ne se savait pas malade. Ça va tout à fait avec l'idéologie du monde parfait, et du monde où l'on désire des enfants sur commande. L'homme du XXIe siècle appartient à une civilisation du contrôle, de la marchandise. La relation à son propre corps devient de plus en plus un rapport avec autre chose que lui-même, à savoir une machine et une marchandise. Voilà le drame.
On apparente la mécanique biologique à un yaourt standard, contrôlé, normé, étiqueté, vendu dans un rayon de supermarché, avec la date de péremption le plus tard possible. Le corps doit être consommable et utilisable au maximum, sans qu'il ne cède, ni ne ahane. Or, la vie, par définition, est chaos, imprévisibilité, rébellion, tout en créant un ordre qui n'a rien à voir avec celui du corps fantasmé.
En conséquence, à ce stade d'évolution, faut-il accepter que les découvertes scientifiques accroissent la perception du corps machine et marchandise, ou est-il préférable, puisque la vie emprunte au hasard, de se poser un peu, de se mettre sur le bord de la route ? La réponse n'est pas si évidente qu'on aimerait le croire. Pour ma part, je vais faire une mammographie, tous les ans, pour savoir si j'ai un cancer éventuel, et je suis bien contente que ça existe. Je me trouve, en la circonstance, assez représentative des déchirements de mes contemporains. Et voyez-vous, bien que je ne sois pas détachée par rapport à mon corps, je sens combien la vie est toujours riche de mystères.
Entre la Bretagne, l'Inde et le chocolat
Née à Lorient, dans le Morbihan, port fondé au XVIIe siècle par la Compagnie des Indes, Irène Frain publie en 1982 son premier roman, « le Nabab » (Jean-Claude Lattès), inspiré par le parcours authentique d'un petit mousse breton du XVIIe devenu chef de guerre en Inde.
Après quinze ans d'enseignement en lycée et en université comme professeur agrégé, elle se consacre entièrement à l'écriture. Elle donne naissance successivement à « Modern Style » (Lattès, 1984), « Désirs » (Lattès, 1986), « Secret de famille » (Lattès, 1989, adapté pour la télévision en 1992), et à « Histoire de Lou » (Fayard, 1990), en grande partie autobiographique.
En 1989, parallèlement à sa vie d'écrivain et à sa carrière de journaliste à « Paris Match », elle s'intéresse à la femme-bandit Phoolan Devi, Indienne contemporaine. Trois ouvrages marqueront des années d'enquête : « Devi » (Fayard/Lattès, 1992), « Quai des Indes » (Fayard) et « la Vallée des hommes perdus » (éd. DS, 1994).
Passionnée d'histoire, elle écrit « Quand les Bretons peuplaient les mers » (Fayard, 1979), livre consacré à sa province natale, « les Contes du cheval bleu les jours de grand vent » (Livre de Poche Jeunesse, 1980), d'après des récits traditionnels de marins bretons, « la Guirlande de Julie » (R. Laffont, 1991), sur la civilité amoureuse en France et l'origine du langage des fleurs, et« Vive la mariée » (Du May, 1993), à propos des rites du mariage.
Membre éminente du célèbre Club des croqueurs de chocolat, Irène Frain s'est fait plaisir, en outre, avec « la Fée chocolat » (Stock, 1995).
Enfin, sa dernière uvre, « l'Inimitable » (Fayard, 1998), sur Cléopâtre, fait suite à « l'Homme fatal » (Fayard, 1995), « le Roi des chats » (L'Archipel, 1996) et « le Fleuve bâtisseur » (Presses universitaires de France, 1997).
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