De notre correspondante
Dès lors qu'il bouscule les normes, le corps peut apparaître comme un révélateur des transformations de la société. Pour les chercheurs réunis à Marseille, « le côtoiement de l'extrême remplit une fonction fondatrice par la réactualisation permanente de la normalité et de ses franges ». Ils ont donc confronté leurs points de vue sur les « mises en scène » du corps, la surexploitation de ses potentiels, et sur ses réactions face aux milieux extrêmes.
Comme celui du culturiste occidental, le corps du sumo japonais repousse les limites de son enveloppe, mais il s'agit là de deux manifestations totalement différentes. Marie-France Noël (Société d'ethnologie française) montre que le culturisme puise ses racines au XIXe siècle, lorsque la société américaine a voulu réagir contre l'oisiveté et créer des hommes forts au service de la productivité. Le mouvement s'est poursuivi au XXe siècle avec l'exploitation industrielle d'une aspiration à être « bien dans sa peau ». Il s'est ensuivie la commercialisation de produits adaptés, aliments, appareils, magazines, et la médiatisation de body-builders aux muscles hypertrophiés devenant vedettes de l'écran et défendant des critères repris dans la société : modification des muscles par différentes activités sportives, régime alimentaire privilégiant les légumes et les protéines et éliminant les graisses.
Pur produit de la société, les culturistes semblent vivre à peu près normalement en son sein, si ce n'est que manger 40 blancs d'uf par jour rend sans doute difficile la convivialité alimentaire.
Le phénomène des sumos japonais est totalement différent : élevés à l'écart de la société dès leur plus jeune âge et considérés comme des demi-dieux, ils suivent un régime alimentaire apparemment plus équilibré, bien que très protéiné, à base de pot-au-feu de viande, poisson, coquillages, soja et autres légumes, destiné à développer en priorité leur ventre, considéré comme le siège de l'âme. Ici, l'esthétique du corps vise à se rapprocher d'un triangle reposant sur sa base, et donc inversé par rapport au culturiste.
Outre ces phénomènes particuliers de société, la norme de taille et de poids peut varier dans le temps, avec l'évolution de l'alimentation. Laurent Heyberger (université de Strasbourg) démontre à l'aide des archives militaires du XIXe siècle que la taille des conscrits suit l'évolution du prix du blé et des salaires : 70 % des protéines étaient alors d'origine végétale et le pain représentait 43 % des dépenses des familles. Mais aujourd'hui, c'est surtout la contrainte culturelle qui règle le poids idéal et, donc, le régime alimentaire, avec des extrêmes qui visent souvent à réparer des images de soi défaillantes.
A côté des anorexiques ou des jeunes femmes rêvant de la taille mannequin, les obèses constituent une autre catégorie de « corps extrême » marquant souvent un défaut d'adaptation aux situations environnementales (stress, dépression).
Comme le souligne Hanène Samouda (université de la Méditerranée), le concept d'obésité varie au fil des siècles : « D'un extrême lié à la corpulence, au volume et à l'apparence du corps humain, on évolue vers un extrême de risque de mortalité, de maladie et de coût économique et social. » Le contrôle du poids passe certes par le comportement alimentaire et l'apprentissage de la satiété, mais cette prise en charge se révèle plus psychiatrique que nutritionnelle.
Les sportifs, eux, sont rarement considérés comme des cas psychiatriques, mais leur comportement dans les exploits extrêmes montre tout de même le franchissement de limites sur lesquelles on peut s'interroger, même si elles restent dans le champ des « déviances positives ». Les études des anthropologues montrent à la fois une perturbation de la notion de risque avec le déni du danger qui s'ensuit et un bouleversement des usages quotidiens du corps. Marianne Barthélemy (université de la Méditerranée), qui s'est notamment intéressée au Marathon des sables (250 km dans le désert marocain en autosuffisance alimentaire) décrit les corps « affaiblis, amaigris, dégradés et meurtris », et montre comment le coureur « renoue avec les sensations primaires de faim, de soif, de fatigue physique que notre société surprotégée tend à évincer ». Bouleversement des usages aussi chez les alpinistes, les Himalayens, notamment, car c'est à partir de 3 000 mètres que tout semble progressivement basculer. Eric Boutroy (Maison des sciences de l'homme d'Aix-en-Provence) étudie ainsi « la relation extrême entre l'alpiniste et son corps » dans ces situations où s'articulent « le biologique et le social ». Il constate les renversements temporaires des codes de bonne conduite : « Le corps perd son caractère lisse et domestiqué », la promiscuité n'est plus vécue comme dégradante et chacun émet sans réserves bruits et odeurs corporelles, vomissant et déféquant les uns devant les autres au fur et à mesure qu'ils s'élèvent en altitude. Les « débridements pileux, l'hirsutisme et la crasse » semblent alors vécus comme un ensauvagement du corps, des symboles d'intégration au milieu naturel.
Les anthropologues notent tout de même que ces phénomènes touchent plus les alpinistes venus d'Occident que les autochtones népalais. Au-delà de son aspect extérieur, le corps de l'alpiniste souffre et prouve qu'il est capable de résister au froid, au vent, à l'hypoxie, autant qu'à l'effort sportif. L'anthropologue y voit une réappropriation de soi en dépassant les seuils de tolérance, mais il met aussi en avant le « plaisir ambigu du soulagement ».
Ainsi, la douleur permet de « vivre plus fort ». Pour Eric Boutroy, cette expérience se rapproche aussi du phénomène de carnaval, évoqué dans une autre intervention, où l'on se métamorphose pour mieux se chercher avant de revenir à la réalité.
Mise au monde symbolique
Cette soif de « vivre plus » court à travers la plupart des études sur le « corps extrême », qu'il s'agisse de différents sports à risque, mais aussi de pratiques sadomasochistes dont les rites participent à une « nouvelle mise au monde symbolique de l'individu » ou de scoutisme dans lequel on propose aux enfants d'entrer symboliquement dans la peau d'un animal éponyme, afin d'acquérir une autre identité. Outre les risques physiques et psychologiques liés à des sports ou à des expériences extrêmes, cette nouvelle religion du « plus » risque aussi de s'appuyer sur le dopage, dont il a été longuement question au cours du colloque et qui représente la perversion suprême du corps poussé à l'extrême.
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