LE TEMPS DE LA MEDECINE
D'ABORD, il y eut les années où le bricolage tenait lieu de prise en charge : dans les pays en développement, des Mac Giver locaux fabriquaient des prothèses à l'aide de bambous, de boîtes de conserve, de vieux pneus, de bûches sculptées et évidées, de tôles d'aluminium, de plastiques récupérés. On en a même vu en douille d'obus. Les artisanats traditionnels de vannerie et de forge permettaient d'obtenir la forme sommaire d'un pied, quitte à ce que des détails anatomiques soient ajoutés, avec le dessin grossier des orteils.
« Au cours de ces années 80, on peut dire qu'on démarrait vraiment de zéro », se souvient Isabelle Urseau. La coordinatrice technique orthopédique, « référente ortho » de Handicap International, fraîche émoulue de sa formation de BTS d'orthoprothésiste, a fait ses débuts à l'époque, avec une première mission en Colombie. « J'ai atterri à Armeno, où la la coulée de lave volcanique venait d'ensevelir une ville de 30 000 habitants, rendant nécessaires des amputations par centaines pour pouvoir décoincer les gens prisonniers des branchages et des décombres des habitations. Pendant un an et demi, nous avons travaillé avec un kiné pour former des techniciens locaux à des technologies qui leur soient intelligibles. Nous avons créé un corps de professionnels de la réadaptation, qui intégrait les impératifs académiques et les possibilités d'assurer localement et la production et la réparation. »
La mission suivante, en Inde, à Pondichéry, la confronte à une épidémie de polio. « Il fallait très vite équiper des gamins qui souffraient de séquelles avec des tuyaux en PVC du type de ceux qu'on utilise pour les drainages ; là aussi, nous avons formé des relais locaux pour assurer des transferts de compétences. »
Des socs en bois dans des sandalettes de plastique.
Au Vietnam, Handicap lance ensuite, grâce à des binômes médecin-menuisier et médecin-kiné, un projet pilote, avec un plan national de réhabilitation et de prise en charge communautaire. Les techniques traditionnelles évoluent : à l'aide de bandes de cuir, on cale sur des attelles en fer à béton des socs en bois qui sont ensuite chaussés dans des sandalettes en plastique.
La même méthode s'enrichira d'une variante en Équateur, où des cordonniers locaux sont mis à contribution pour réaliser l'équivalent de nos chaussures orthopédiques.
Mais c'est au Mozambique qu'Isabelle Urseau va passer à la vitesse supérieure. Une formation institutionnelle et diplomante de cadres de santé, à la fois des kinés et des orthopédistes, est créée. Le temps des formations sur le tas est révolu. Et un bond technologique est réalisé : certes, l'archaïque kit cuir-bois-fer est toujours en service, mais, pour la première fois dans les pays du Sud, on utilise les matériaux thermoformables, en l'occurrence le polypropylène, le plastique. « A Maputo, nous avons mis au point un processus qui utilise une forme interne en bois, la recouvre de plastique, l'enrobe de caoutchouc avant d'être passée au four pendant une heure dans un moule de type gaufrier. A la sortie, nous pouvons ajuster la prothèse avant de l'adapter au tube inférieur de jambe et de procéder à des finitions avec la peinture à la bonne couleur de peau, et le dessin des orteils. Car au Mozambique, comme au Cambodge ou en Angola, nos prothèses doivent intégrer cette spécificité locale : les paysans marchent le plus souvent nu-pieds, ou en tongs, et ils travaillent dans des milieux particuliers, comme les rizières. »
Orthèses pour lépreux.
A Maputo, les équipes de Handicap ont aussi fait évoluer les orthèses de pied. Le pays compte en effet une population relativement importante de lépreux pour lesquels des chaussures doivent être fabriquées. Ces patients ont souvent perdu la sensibilité du pied, de sorte qu'ils sont très exposés à des accidents, ne sentant plus, par exemple, le clou qui les blesse. Des chaussures à semelles très épaisses ont été conçues à leur attention, en caoutchouc, avec des sangles de cuir. Une fabrication délicate : la couture de la sangle, lorsqu'elle dépasse du cuir, occasionne des lésions que les personnes lépreuses ne sentent pas. Par ailleurs, ces orthèses, étant assez larges, sont stigmatisantes. Leur esthétique fait donc l'objet d'une attention particulière, les lépreux pouvant renoncer à porter des chaussures qui les dénoncent auprès de la communauté.
La fabrication des prothèses en caoutchouc vulcanisé possède des qualités dynamiques indéniables et testées, même si elles ne recèlent pas les mémoires élastiques propres aux lames en carbone et Kevlar dont sont équipés beaucoup d'amputés en Occident. Des lames en polypropylène commencent à être fabriquées, qui sont loin d'égaler leurs performances. Isabelle Urseau se félicite quand même de l'évolution accomplie : « En vingt ans, le droit à l'appareillage de masse s'est largement répandu dans les pays les plus démunis, qui sont aussi souvent les plus demandeurs. » Reste à affiner la démarche, avec des approches plus individuelles et plus sophistiquées.
Les pays en développement ont toujours en quelque sorte une guerre de retard. Des disparités se sont creusées entre les pays d'Amérique latine, où les hautes technologies commencent à se diffuser grâce à des politiques sociales en progrès, les pays asiatiques, où des foires de petits artisans copient de mieux en mieux les composants employés en Occident, et enfin, le continent retardataire qu'est décidément l'Afrique.
« Ils vont finir par y arriver, avec leurs moyens propres et les aides que nous leur envoyons », assure la référente de Handicap. Rentrée au siège lyonnais de l'ONG, elle se consacre à présent à la mise en réseau des partenaires, avec l'Ispo (l'International Society for Prosthetics and Orthotics), l'OMS et l'ONU , des protocoles de standardisation, avec une approche globale, commencent à voir le jour. En deux décennies, le droit au pied prothétique a bel et bien pris son envol.
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