LES DEMONSTRATIONS opératoires ont toujours fait la gloire des chirurgiens. Hier sur des cadavres dans les amphithéâtres, aujourd'hui sur des vidéotransmissions qui traversent les océans.
Eugène-Louis Doyen, assoiffé de publicité, déjà passionné par la photographie qui a transformé la pratique microbiologique, comprend très vite le parti qu'il peut tirer du cinématographe des frères Lumière pour filmer, projeter et commenter à l'infini ses propres gestes opératoires.
A-t-il eu vent des expériences menées au printemps 1898 par le Polonais Matuszewski dans les services de chirurgie de Saint-Antoine et de la Pitié ? Toujours est-il qu'il engage deux opérateurs pour le filmer dans sa clinique de la rue Piccini. Et le 29 juillet 1898, il présente à Edimbourg, lors de la réunion annuelle de l'Association médicale britannique, ses trois premiers films officiels : une table d'opération de sa conception, une hystérectomie abdominale et une craniectomie. Dès l'annonce de cette première, la polémique fait rage. L'Académie de médecine et le 12e Congrès de chirurgie refusent de le recevoir et c'est à ses frais, à l'Hôtel des sociétés savantes, que le Dr Doyen organise la première projection officielle en France.
Sa personnalité controversée n'est pas étrangère au mauvais accueil de ses pairs. Né à Reims en 1859, fils et petit-fils de médecins, maires de la ville et sénateurs, l'homme est un notable, héritier qui plus est d'une maison de champagne. Au demeurant excellent chirurgien, ayant bénéficié de la formation des plus grands. C'est une force de la nature, capable d'effectuer 58 interventions en une seule journée. A Reims, sa première clinique de la rue Noël ne désemplit pas de chirurgiens étrangers venus le voir opérer, pas plus que son « institut » quand il s'installe à Paris. Mais outre un caractère emporté et un ego démesuré, ses confrères ne lui pardonnent pas des expériences cliniques douteuses comme la greffe de fragments de tumeur à deux patientes pour les « vacciner » contre le cancer qui les rongent. Il pensera d'ailleurs avoir trouvé avec le Micrococcus neoformans le germe du cancer. Il se fera le chantre d'une sorte de panacée, la Mycolysine, à base de « colloïdes phagogènes ». Bref, un piètre clinicien.
Mais on loue en revanche la prouesse technique de son atlas d'anatomie topographique, publié en 1911, où il combine photographie en couleur et sectionnement de cadavres (débités en tranches après préparation). Frisson garanti. « Une sensation de vérité, presque d'obscénité, résulte de l'examen des images », note Thierry Lefebvre.
De la même façon, c'est un pionnier qui propose en 1899 l'introduction du cinéma dans l'enseignement universitaire. Il en pose les principes de démonstration toujours en vigueur : description générale de l'opération, projections fixes montrant les instruments et leur emploi, reproduction animée de l'opération pratiquée sur le patient. L'opération est réglée à l'avance comme un ballet et le cinéma apporte la preuve de la justesse des gestes et leur célérité. Le cinéma de Doyen est narcissique, explique Thierry Lefebvre, à mi-chemin entre l'autoportrait et le journal intime. Doyen n'écrit-il pas : « Le cinéma m'a procuré de réelles émotions, un jour surtout où je me suis découvert dans certaines attitudes une ressemblance tellement frappante avec mon père que je croyais le voir revivre devant moi. »
La séparation des siamoises.
Le sommet de cette mise en scène épurée est atteint avec la séparation, le 9 février 1902, de Doodica et Radica, deux sœurs siamoises, dont l'une, atteinte de tuberculose, risque de contaminer l'autre. En dix minutes, temps imposé par la longueur limitée de la bande cinématographique, on voit le Dr Doyen trancher la membrane qui relie les deux sœurs et réaliser les sutures. Avec un sujet aussi médiatique (les deux sœurs exhibées dans la galerie du crique Barnum & Baley sont la coqueluche des journaux parisiens), la polémique reprend de plus belle. Doyen n'a-t-il pas soudoyé leur imprésario pour obtenir l'exclusivité d'une opération rare et atypique afin de la fixer sur le celluloïd ? La « Tribune médicale » prétend même que le film de l'opération est projeté dans une foire aux pains d'épices.
De fait, Doyen maîtrise mal la diffusion de ses films, qui s'échappent de leur destination première, l'enseignement et la communication scientifique. On retrouve des copies « illicites » dans des salles de spectacle. Avec ses opérateurs, Parnaland en 1898, puis Clément-Maurice, avec qui il réalisera 60 films de 1898 à 1906, la question des droits d'auteurs tourne au vinaigre. En mai 1906, Doyen signe avec la Charles Urban Trading Company (qui deviendra la société Eclipse) une convention pour l'exploitation de ses films qui, là encore, une fois la copie vendue, échappent complètement à l'auteur comme à l'éditeur. Les films chirurgicaux attirent un public profane. Comme le spectacle est déconseillé aux personnes sensibles, leur visionnage a valeur de « rite d'initiation », estime Thierry Lefebvre. Le public est cependant trop limité pour dépasser le succès d'estime.
Après la mort de Doyen, d'une crise cardiaque, le 21 novembre 1916, la plupart des négatifs sont introuvables. Gaumont récupère en 1921 une partie des copies (47 films) pour son Répertoire des films de médecine opératoire et de chirurgie, qui sera un échec commercial, les professeurs de médecine se contentant d'emprunter des films pour leurs conférences.
Les films de Doyen récupérés par ses héritiers disparurent en 1944 sous un bombardement. Seule rescapée, la séparation des sœurs xyphopages.
« La Chair et le Celluloïd, le cinéma chirurgical du docteur Doyen », Thierry Lefebvre, Jean Doyen éditeur, 20 euros. En vente chez l'éditeur, Jean Doyen, 33-35, Valleville, 27800 Brionne, et au Musée d'histoire de la médecine, 12, rue de l'Ecole-de-Médecine, Paris.
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