« La frégate la Méduse naufragea le 2 juillet 1816 à douze lieues de terre sur les côtes d’Afrique : on ne put la retirer du danger. L’équipage fut embarqué dans des canots et sur un radeau qui, dans la suite, fut abandonné en pleine mer. Cent cinquante infortunés, du nombre desquels j’étais, montaient cette funeste machine, sur laquelle ils éprouvèrent tous les tourments de la faim et de la soif. Ce sont des lésions physiques et morales occasionnées par des besoins impérieux que j’ai à retracer. » C’est ainsi que commence la thèse présentée et soutenue à la Faculté de Médecine de Paris le 26 mai 1818 par Jean-Baptiste-Henri Savigny, ex-chirurgien de la marine, pour obtenir le grade de docteur en médecine.
Naufrage au large du banc d’Arguin
Le 17 juin 1816, une flottille française avait quitté l’île d’Aix, au large de la Charente-Maritime pour emmener un groupe de fonctionnaires et de colons à Saint-Louis du Sénégal. Le capitaine de frégate Hugues Duroy de Chaumareys qui commande la frégate est un noble royaliste qui n’a quasiment plus navigué depuis l’Ancien Régime. Détesté des autres officiers dont il ignore les conseils, il montre rapidement son incompétence. La Méduse, s’étant retrouvée isolée, naviguant plus vite que les autres bateaux de la flottille, Duroy de Chaumareys se laisse abuser par un passager nommé Richetort qui dit bien connaître les côtes mauritaniennes. L’inévitable se produit le 2 juillet quand, ayant mal estimé la position de son navire par rapport au banc d’Arguin, la frégate s’échoue sur un haut-fond à douze milles nautiques de la côte.
[[asset:image:6176 {"mode":"full","align":"","field_asset_image_copyright":["DR"],"field_asset_image_description":[]}]]Plusieurs tentatives de renflouement de La Méduse échouée sur le sable échouent. Alors que l’équipage a commencé la construction d’un radeau destiné à entreposer du matériel afin d’alléger la frégate, une tempête éclate brisant la quille de la Méduse et ouvrant plusieurs voies d’eau. Devant la menace de désagrégation du bateau, l’abandon est décidé.
152 sur un radeau long de vingt mètres et large de sept
Le 4 juillet, six canots et chaloupes sont mis à la mer où embarquent le commandant – que l’on voit souvent aviné depuis le naufrage – et les passagers de marque. Dans le même temps 152 marins et soldats ainsi que quelques officiers, une cantinière et Savigny prennent place dans un désordre indescriptible sur le radeau long de vingt mètres et large de sept allégé de tout le ravitaillement à l’exception de 25 livres de biscuits de mer et de quelques barriques de vin. 17 hommes restent à bord de la Méduse dont trois seulement seront retrouvés vivants le 4 septembre suivant.
[[asset:image:6191 {"mode":"full","align":"","field_asset_image_copyright":[],"field_asset_image_description":[]}]][[asset:image:6186 {"mode":"full","align":"","field_asset_image_copyright":[],"field_asset_image_description":[]}]]
Treize jours à la dérive
Sur les flots déchaînés, c’est l’apocalypse… Les amarres qui reliaient les chaloupes au radeau lâchent. Certains canots vont réussir à rejoindre la côte pendant que le radeau part à la dérive. Leurs occupants après quinze jours d’errance dans le désert sous un soleil de plomb vont finir par être secourus par une caravane dirigée par un officier déguisé en Maure. D’autres chaloupes, dont celle où a pris place le commandant Chaumareys, réussissent à atteindre Saint-Louis-du-Sénégal en quatre jours. Pendant ce temps, le radeau de la Méduse, baptisé « la Machine » par ses occupants, commence sa tragique odyssée qui va durer 13 jours. Très rapidement, le radeau va ressembler à une antichambre de l’enfer : tentatives de sabordage et de rébellions, rixes et même actes de cannibalisme…
Voir un extrait du film « L Radeau de la Méduse » et des interviews d'Iradj azimi, Claude Jade et Jean Yanne
Les effets de la faim et de la soif selon Savigny
Mais redonnons la « parole » à Savigny dont la thèse de médecine truffée de détails atroces sur les effets de la soif et de la faim fut utilisée par Gustave Flaubert pour décrire l’agonie des mercenaires dans le chapitre XIV de Salammbô, « Le défilé de la hache ».
Première nuit. 63 personnes ont déjà disparu « victimes de causes fortuites ou arrachées par les flots impétueux au plancher de la funeste machine ».
Troisième jour. Savigny ressent des douleurs intolérables à l’épigastre : « Le moindre obstacle m’irritait-il, j’avais besoin de rappeler toute ma raison pour maîtriser l’impétuosité de mes mouvements ; d’autres qui étaient déments avaient été furieux pendant la nuit étaient devenus sombres et fixés à leur place ne pouvaient proférer une parole ».
Quatrième jour. Douze des vingt-sept survivants sont « immolés parce que l’horrible tentation de boire à en perdre la raison puis de détruire le bateau leur était venue à l’esprit ». On mange les baudriers des sabres et le cuir des chapeaux sur lequel il y a de la graisse ou, plutôt, de la crasse. Un matelot tente de manger ses excréments mais n’y parvient pas. « Quatre jours de tourments avaient suffi pour rendre méconnaissables les hommes les plus robustes. »
Cinquième jour. Les premiers actes de cannibalisme commencent. « Le soir de cette journée, nous eûmes le bonheur de prendre à peu près deux cents poissons volants que nous partageâmes et dévorâmes aussitôt. Ce repas releva nos forces et nos courages. Ayant trouvé de la poudre à canon, nous parvîmes à faire du feu qui nous servit à cuire nos poissons mais notre portion était si petite que nous y joignîmes des viandes sacrilèges [taillées dans le corps de ceux qui venaient de passer de vie à trépas] que la cuisson rendit moins révoltantes. » La soif est aussi intolérable : « Nous nous rationnâmes pour prolonger le plus possible le peu de vin qui nous restait ; lorsque chacun, à l’heure des distributions, avait obtenu sa faible portion, il la conservait dans un petit gobelet de fer-blanc et, à l’aide d’un tuyau de plume, il la pompait à plusieurs reprises. Cette opération durait ordinairement plus d’un quart d’heure et diminuait bien plus notre soif que si nous eussions bu d’un seul trait ».
Sixième jour. « Le hasard nous fit rencontrer deux petites fioles dans lesquelles il y avait une liqueur alcoholique pour nettoyer les dents. Celui qui les possédait les réservait avec soin et accordait avec peine une ou deux gouttes de ce liquide dans le creux de la main. Cette liqueur qui, à ce que je pense, était une teinture de gaïac, de cannelle, de girofle et autres substances aromatiques, produisait sur nos langues une impression délectable et diminuait pour quelques instants les tourments de la soif ».
Neuvième jour. « La faim qui, dans le commencement, nous avait cruellement tourmentés était devenue presque nulle. Mais notre soif était inextinguible. J’ai cruellement été éclairé par cette vérité que le besoin de la soif est bien plus pénible à supporter que celui de la faim. En effet, le premier causait seul alors tous nos maux alors que l’autre arrachait à peine la plus légère plainte. Si l’on désirait ardemment voir arriver l’heure des distributions, ce n’était que pour savourer une faible portion de vin. Mais, je l’ai déjà dit, elle était insuffisante et quelques-uns de nous s’avisèrent de boire de l’urine. Pour qu’il fût possible de l’avaler, on la faisait refroidir dans de petits vases de fer-blanc. J’ai observé que celle de certains passagers était plus agréable à boire. Il y avait un passager qui ne put jamais réussir à en avaler. Il la donnait à ses compagnons qui lui trouvaient un goût agréable. Chez quelques autres, elle devint épaisse et extrêmement âcre ; mais ce qui est digne de remarque, c’est qu’à peine l’avait-on bue qu’elle occasionnait une nouvelle envie d’uriner. »
Douzième jour. « Nous ne pouvions tenir debout plus d’une demi-minute sans éprouver des défaillances, aussi restions-nous continuellement couchés. (…] Toutes les fois qu’une vague déferlait sur nous, elle produisait une impression très douloureuse et nous arrachait des cris effroyables. Nous étions presque nus, le corps et le visage flétris de coups de soleil. Dix des quinze [survivants] pouvaient à peine se mouvoir. Nos membres étaient dépourvus d’épiderme, nos blessures changées en larges ulcères. Une profonde altération était peinte dans tous nos traits ; nos yeux caves et presque farouches, nos longues barbes, nous donnaient un air encore plus hideux ; nous n’étions plus que les ombres de nous-mêmes… »
Treizième jour. « Nous fûmes miraculeusement recueillis par le navire, l’Argus. Le premier soin du chirurgien du bord fut de panser nos blessures et de nous administrer du bouillon, dans lequel on avait versé d’excellent vin. Son intention était sans doute de nous faire observer un régime sévère pendant quelques jours et de nous conduire, peu à peu, à l’usage des aliments de difficile digestion. Mais un homme qui a manqué de tout pendant un long temps et qui se voit au milieu de l’abondance, n’écoute guère la voix de la sagesse. Aussi, quelques-uns, dès le lendemain s’obstinèrent à prendre des aliments solides en grande quantité et payèrent, par des douleurs atroces dans tout le conduit digestif et des vomissements abondants leur fatale imprudence. Les plus malades furent soigneusement surveillés mais tous les soins qu’on leur prodigua ne purent cependant garantir de maladies sérieuses la plupart d’entre eux. Trois d’entre eux succombèrent en très peu de temps, terrassés par des fièvres adynamiques et des dysenteries cruelles. »
Quelques mois plus tard. « Ce n’est qu’avec une extrême lenteur que nos forces sont revenues. Mais elles sont loin d’être les mêmes qu’avant notre départ d’Europe. Des douleurs presque générales m’avertissent fréquemment des variations atmosphériques. Mes digestions sont lentes et pénibles et je puis dire que depuis près de deux ans, j’ai eu la colique au moins dix-huit mois. Dans les deux premiers mois après que j’ai été sauvé, mon corps a pris un accroissement en grosseur tout à fait remarquable. J’étais pendant ce temps d’une voracité extraordinaire quoique les vivres que nous avions sur la corvette l’Echo fussent peu délicats. La sécrétion de l’urine était tellement active chez moi que, pendant les nuits, j’étais obligé de me lever jusqu’à quinze à vingt fois. J’en étais réellement alarmé et croyais être atteint du diabète. Je la rendais limpide, sans odeur et sans saveur, qui annonçât la présence de sels. Etait-ce la suite de mes souffrances ou la crainte que m’imprimait une traversée en mer qui avaient porté leur influence sur les voies urinaires ? Rendu à Brest, tout revint à l’état naturel peu de jours après. La plupart de ces changements ont disparu, mais mon embonpoint a diminué. Et les douleurs que j’éprouve dans toutes les parties ont tellement augmenté que, dans certaines journées, je ne puis faire à pied plus d’un quart de lieue sans être exténué de fatigue. »
Savigny, héros ou monstre ?
Après avoir passé sa thèse, Savigny s’installa comme médecin près de Rochefort où il mènera une vie respectable et tranquille jusqu’à sa mort. Mais, Savigny fut-il un personnage aussi estimable qu’il le laissa entendre dans ses paroles et écrits lors du naufrage de la Méduse ? Déjà, certains rescapés du radeau restés à Dakar avaient fortement tiqués en lisant le récit du naufrage qu’avait envoyé Savigny au « Moniteur français » où il se paraît de toutes les vertus, seul à avoir gardé son sang-froid, à maintenir l’ordre et à gérer les vivres équitablement. Ceux-là voyaient plus dans le chirurgien de marine un homme cynique qui avait froidement organisé le massacre à bord du radeau, ne pensant qu’à sa seule survie…
La toile de Géricault
Le naufrage de la Méduse provoqua un tel scandale, surtout après la publication du livre écrit en commun par Savigny et l’ingénieur-géographe Corréard, qu’un procès était devenu inévitable. Il eut lieu en 1817 et le commandant Chaumareys fut condamné pour son incompétence et sa lâcheté par le tribunal militaire de la Marine qui siégea pour l’occasion dans un navire mouillant dans la rade de Rochefort. Alors qu’il risquait la peine de mort, Chaumareys écopera finalement de trois ans de prison, dégradé, privé de ses décorations et rayés des officiers de la Marine.
[[asset:image:6201 {"mode":"full","align":"","field_asset_image_copyright":[],"field_asset_image_description":[]}]]Surfant sur cette vague médiatique, Géricault va s’atteler à restituer picturalement Le Radeau de la Méduse dans une toile monumentale (491x716 cm), pensant qu’un tel sujet pourrait faire sa gloire. Le peintre, qui veut être le plus réaliste possible, va donc rencontrer Savigny, Corréard et un autre survivant du naufrage. Avec l’aide du charpentier de marine Lavillette, ils vont réaliser un modèle réduit du radeau que Géricault reproduira ensuite avec fidélité sur sa toile. Celui-ci a un tel souci de réalisme que pour reproduire au mieux les différents aspects de la chair des cadavres, il va aller réaliser plusieurs esquisses de dépouilles à la morgue de l’hôpital Beaujon où il circule aussi dans les salles communes pour observer le visage de malades en train d’agoniser. Géricault va même aller jusqu’à emporter dans son atelier quelques membres humains pour étudier leur décomposition…
[[asset:image:6206 {"mode":"full","align":"","field_asset_image_copyright":[],"field_asset_image_description":[]}]]Géricault, après plusieurs esquisses, dont une reproduisant des scènes de cannibalisme, finira par choisir de représenter dans son tableau final l’instant où les naufragés voient s’approcher au loin l’Argus et tentent d’attirer une première fois en vain l’attention des membres de l’équipage.
Le peintre avait l’habitude de faire poser ses amis dans ses toiles. C’est ainsi qu’on reconnaît Eugène Delacroix au premier plan du tableau, le visage grave et un brassard noué autour du bras gauche. Deux des survivants de la Méduse servirent de modèles pour les personnages figurés par des ombres au pied du mât. Les visages de Corréard, Lavillette et du chirurgien Savigny apparaissent aussi sur la toile.
VIDEO : la véritable histoire du radeau de la Méduse
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