HUIT HEURES sonnent à la tour de garde de Saint-André, vestige d'un prieuré du XVe siècle. Echauffour s'éveille. Les néons de la boulangerie et du restaurant sont allumés, le tabac et les autres commerces ont fermé boutique depuis des lustres. A la rentrée, l'école primaire a encore perdu deux classes. Le bourg compte 800 habitants, mais la proportion des résidents secondaires (les « horsains ») ne cesse de s'élever, au détriment des Echauffouriens de souche. L'unique artisan local fabrique des peluches, en partenariat avec une usine chinoise. Dans cette situation de morosité économique à peu près totale, alors qu'il n'y a plus de curé titulaire depuis près de dix ans, « le docteur », lui, résiste. En contrebas de l'église, sur l'enseigne « To the doctor's », un ami peintre a joliment portraituré le Dr Coquette la sacoche à la main sur le pas de sa porte. la bâtisse de pierre aux encadrements de brique jouit d'une vue imprenable sur le bocage du pays d'Ouche, illuminé par le soleil rasant du petit matin.
8 h 15. Deux religieuses d'une congrégation locale poussent la porte du cabinet. Elles savent que, comme tous les matins, le docteur ne partira pas avant un bon quart d'heure, pour aller conduire son fils à l'école du chef-lieu de canton, au Merlereault. Un bon créneau avant le rush des consultations, programmé pour 9 heures.
9 heures. Retour de l'école, le Dr Philippe Coquette salue au vol la demi-douzaine de patients assis dans la salle d'attente, et les deux enfants qui jouent dans la première pièce, aménagée en grande salle de jeu, avec des garages, des camions, des peluches. Dans son spacieux bureau inondé de soleil, le généraliste au visage rond et grave (un peu comme sur son enseigne peinte, les lunettes en moins) fait maintenant défiler la patientèle du lundi matin. « Du tout-venant, comme il dit. En fait, comme on est relativement loin de tout, avec des spécialistes qui sont à 25 km, à l'Aigle, il faut être tour à tour pédiatre, gynécologue, médecin du sport, gériatre. »
Gériatre, surtout. « Le lundi étant veille de marché à l'Aigle, les personnes âgées viennent beaucoup ce jour-là pour pouvoir passer le lendemain à la pharmacie. »
Le défilé se poursuit jusqu'à midi, avec une vingtaine de patients, à un rythme « très cool, très calme ». Le Dr Coquette connaît bien sûr tout son monde, depuis quinze ans. Il prend des nouvelles de toute la famille, s'inquiète de l'aïeul, du petit dernier. Sans familiarité excessive. « Ici, le médecin jouit encore du respect de tous. Vu des banlieues, comme celle d'où je viens (Corbeil, dans l'Essonne), c'est certainement un plus, constate-t-il. Alors, évidemment, face à tous les phénomènes de violence que redoutent tant de confrères, nous sommes à l'abri. »
20 euros, c'est de l'argent.
« Et oui, 20 euros !, lance-t-il en raccompagnant un père et son jeune fils. Et, se tournant vers celui-ci : « Ça te paraît cher ? » Comme le gamin répond ingénument que non, le Dr Coquette proteste et lui fait la leçon : « Mais si, figure-toi que c'est de l'argent, 20 euros... » A part : « Il faut leur apprendre la valeur de l'argent. »
Quand lui-même fait ses comptes, il évoque une situation qui n'est pas à proprement parler mirifique. « Après huit ou dix ans d'études, et être passé à travers les fourches sans pitié du numerus clausus , je touche 20 euros par consultation, 30 euros par visite ; 60 % servent à payer les charges fixes et le reste est soumis aux impôts. Je n'habite pas un manoir, ma voiture a 230 000 km au compteur et ce n'est pas une allemande ! Je fais mes 30 000 km chaque année avec le prix du carburant qui s'envole. Ces dernières années, j'ai cassé deux voitures dans la neige et le brouillard. Je travaille du lundi au samedi, sans dételer avant dix heures. Le téléphone sonne régulièrement le dimanche soir. Et tout ça pour ça !, résume-t-il. Quand les enfants comparent les moyens dont nous disposons à ceux de leurs cousins qui sont fils d'ingénieur et de cadre, ils me demandent : "Mais pourtant, papa, tu es docteur ?" »
13 heures. Le facteur financier n'est pas brillant. Mais sur le plan social, la famille Coquette n'est guère mieux lotie. Comme chaque fois qu'il en a le répit, le médecin déjeune sur le pouce dans une brasserie de Sées avec Françoise, sa femme, Malouine d'origine, infirmière dans une institution locale pour handicapés psychomoteurs. « Le problème de l'installation des médecins à la campagne, c'est aussi celui de leur femme, souligne-t-elle. C'est difficile pour la plupart d'entre nous d'obtenir une mutation professionnelle loin des villes. Et ne parlons pas des problèmes pour la scolarité des enfants. Si, à notre arrivée, on nous avait annoncé que les écoles allaient fermer, de même que les bureaux de Poste et tous les services publics qui sont bazardés les uns après les autres, nous ne nous serions sans doute jamais installés ici. »
Avec leurs trois enfants, Yann, Robin et Cécile, qui grandissent, les époux Coquette se font des cheveux pour la suite de leurs parcours. Certes, le mois prochain, l'Orne va connaître un événement historique : la mise en service de l'autoroute A28 Le Mans-Rouen, avec une bretelle d'accès non loin du Merlereault. « Mais bon, on reste desservi par les corbeaux. Les jeunes qui décrochent un CDD rémunéré au Smic dans l'une des rares usines du secteur sont considérés comme chanceux. Pour les autres, quel avenir ? Le problème, bien plus que la démographie médicale, c'est l'emploi complètement sinistré. »
Pas étonnant, dans ces conditions, que la proportion des personnes âgées se fasse de plus en plus massive.
14 heures. L'après-midi du Dr Coquette commence d'ailleurs chez le principal employeur local, la maison de retraite Brière-Lampérière. L'aide-soignante introduit les consultants dans le bureau médical. Le Dr Coquette prend la tension, s'inquiète d'une intervention à la hanche programmée pour le mois prochain, rappelle à ce patient qui proteste de son abstinence parfaite que, contre l'alcool, on ne peut jamais dire que l'on a définitivement gagné la partie, vérifie que « les doses sont bonnes », renouvelle les ordonnances. Dans la salle commune voisine, c'est le cours de chant, les pensionnaires poussent en chœur la rengaine : « « Sur ma tombe je veux qu'on inscrive ici gît le roi des buveurs, oui-oui-oui, non-non-non ! »
15 h 30. Début de la tournée des visites. Au programme, toujours des personnes âgées. Celles qui ont la possibilité de continuer à vivre à la maison, même quand elle est perdue en pleine nature. La voiture du Dr Coquette traverse la profonde forêt de Saint-Evroult où, ces-nuits-ci, c'est la saison du brame des cerfs. Au détour d'un bosquet, la voiture freine devant une compagnie de perdrix qui s'envole sans hâte. « Quand même, quelle chance de travailler dans cette nature ! », s'émerveille le praticien, comme s'il découvrait d'aujourd'hui ces horizons restés sauvages.
Au creux d'un vallon perdu, une grande bâtisse de pierre abrite M. G., victime d'un AVC il y a dix ans et sa femme qui se consacre à lui, branche le masque à oxygène, alimente la sonde gastrique, veille jour et nuit.
Une traversée de forêt plus loin, c'est la haute demeure de Mme L., démente stabilisée, aux yeux d'oiseau, qui se supplicie en grattant sans répit ce qu'elle croit être dû aux aoûtats.
A Sainte-Gauburge, escale chez M. R., vieux garçon de 85 ans qui a « eu les chocottes à 4 heures du matin, j'ai bien cru que j'y passais », confie-t-il. « Mais, non, votre cœur bat comme une horloge ! », le tranquillise le Dr Coquette. Le même M. R. lui avait causé quelque émotion il y a six mois, avec un infarctus pour lequel il l'avait fait hospitaliser en catastrophe.
Un progrès pour les urgences.
Au chapitre des urgences, la situation s'est cependant bien améliorée. « Avant, je faisais office de Samu, raconte-t-il. Mais, depuis deux ans, nous avons revu l'organisation de la permanence des soins, avec les 25 praticiens de l'arrondissement et les 5 du canton : nous n'assurons plus que deux gardes de week-end par an et une nuit par semaine, avec le 15 d'Alençon qui assure le tri des appels. »
Un progrès appréciable dans le quotidien encore bien chargé du médecin de campagne. « Mais la désertification ne s'arrête pas. Quand j'ai débarqué à Echauffour il y a quinze ans, il y avait là un trou dans la carte médicale. Depuis, cinq confrères ont pris leur retraite et aucun n'a été remplacé. Personne ne se soucie de nous, ni les syndicats, ni les pouvoirs publics, ni les médias. On coule en silence. »
Que faire ? « Les jeunes ne veulent plus s'enquiquiner sur les routes à pas d'heure, ils ont la trouille de se retrouver tout seuls. Si on veut les attirer, il faut par exemple mettre à leur disposition des maisons médicales dans tous les cantons. Sinon, il faut les décharger de tous les soucis liés à l'installation. C'est à ce prix qu'ils pourront découvrir le métier. Et ils ne le regretteront pas. » Lui non plus : « N'écrivez surtout pas que ce métier est un sacerdoce. Pas de grands mots ! Simplement, quand j'étais un ado timide, je me demandais comment aller à la rencontre des gens et leur rendre des services. C'est la médecine qui m'a donné la réponse. »
18 heures. La tournée finie, retour au cabinet. Devant « To the doctor's », un couple attend avec une fillette. Le Dr Coquette l'examine. Suspicion de syndrome méningé. L'hospitalisation est décidée, direction le service pédiatrie de l'hôpital de Lisieux. Pendant ce temps, dans la salle d'attente, un septuagénaire bâti comme un cow-boy confie pourquoi il est attaché à « son » médecin : « Je l'ai vraiment apprécié quand ma femme est décédée il y a six mois d'un cancer. C'est un homme qui vous regarde dans les yeux et qui n'hésite pas à appeler les choses par leur nom. »
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