«STAGE», «Samedi-dimanche d'intégration», «Semaine d'accueil», les euphémismes ne manquent pas pour édulcorer la réalité du bizutage. Or «le fait pour une personne d'amener autrui, contre son gré ou non, à subir ou à commettre des actes humiliants ou dégradants au cours de manifestations ou de réunions liées au milieu scolaire ou socio-éducatif» existe, puisque le législateur l'a inscrit dans la loi du 17 juin 1998. Les contrevenants, ou les responsables d'établissements ou d'universités concernés, risquent six mois de prison et 7 500 euros d'amende, y compris lorsque le délit se produit hors des murs des grandes écoles ou des facultés.
Pour le Dr Christiane Lobryeau-Desnus, phoniatre, chargée de cours à la Pitié-Salpêtrière (Paris), le bizutage a reculé, mais il reste bien vivace. A la rentrée 2006-2007, une étudiante en P1 de Bichat venue à sa consultation ORL lui «en a donné la preuve, même si elle s'est gardée de témoigner, tant elle était bloquée». La praticienne en a averti le doyen «pour éviter la contagion». Et, en faisant «le tour des amphis», elle a pu constater «la mise en place d'un verrouillage efficace».
Le bizuteur bizuté.
Le Dr Lobryeau-Desnus est à l'origine d'une mobilisation contre le bizutage en 1995-1996 à Henri-Mondor, à Créteil (Val-de-Marne). Une centaine de ses confrères signèrent une pétition contre le racket d'étudiants, qui étaient aussi privés de toilettes et de cafétéria. Le phénomène perdure de manière larvée, sous le manteau, «avec la complicité d'enseignants», avance-t-elle. «Je ne confonds pas bizutage et “tonus”. Ce dernier, organisé par l'économe de la fac, s'adresse à des internes consentants. Le bizutage est d'autant plus intolérable qu'il est le fait de futurs médecins, incapables de respecter l'autre, a fortiori un malade. C'est inquiétant.»
«En général, le bizuteur a été humilié lui-même en tant que bizut, fait observer le Dr Bernard Desnus, vice-président de la Csmf, conseiller ordinal du Val-de-Marne. Curieux, n'est-ce pas, au regard d'une profession marquée par l'empreinte de l'humanisme depuis 24siècles.»
D'une année sur l'autre, dans la période récente, le Comité national contre le bizutage (Cncb)* constate un même nombre de faits signalés, dans un domaine où règne plutôt la loi du silence que la transparence. En 2004-2005, le logiciel Signa de l'Education nationale recense 294 cas connus de chefs d'établissement disposant de classes préparatoires, de section sports-études, d'écoles techniques ou agricoles. Un peu plus de 4 sur 5 ont donné lieu à des sanctions en interne et 15 % à des démarches judiciaires.
Au rang des violences physiques, le Cncb cite des déambulations sur la place publique d'étudiant en couche-culotte ou en sac poubelle. Les brimades psychologiques vont de l'interdiction de manger ou de dormir aux hurlements sur commande, en passant par l'obligation de baisser les yeux devant les anciens ou d'apprendre des textes pornographiques. En 2006, un étudiant d'une école de santé, traumatisé psychologiquement par 48 heures d'épreuves, a été mis en arrêt par son médecin.
L'alcool en cause.
«Ils attrapent les nouveaux et les conduisent, pendant un ou deux jours, dans un lieu éloigné de leur famille où l'alcool coule à flots, et il arrive ce qu'il arrive», commente Jean-Claude Delarue, président de SOS Bizutage**. Marie-France Henry, responsable du Cncb, rapporte des propos de carabins bizuteurs «inconscients» évoquant «des comas éthyliques bien gérés lors de la rentrée 2005-2006». En octobre 2005, un élève de Centrale (Paris) est mort après avoir bu 20 verres de vodka.
«Les bizuteurs n'évaluent pas la gravité de leur geste», dit au « Quotidien » Marie-France Henry, qui souhaite des «sanctions exemplaires». Entre 1998 et 2003, la justice a prononcé seulement 21 condamnations, et la plupart sont intervenues dans des délais qui leur ôtent toute valeur d'exemplarité. «Un mois de prison avec sursis, quatre ans après les événements, ça ne sert à rien!», s'exclame Mme Henry. Sans compter que l'écrasante majorité des plaintes sont classées sans suite. Toujours la loi du silence. «Les victimes craignent de témoigner, en raison d'intimidations prévisibles ou de représailles.» En parler conduit parfois à être obligé de changer de filière.
Chaque année, des étudiants en médecine ou en pharmacie, aussi motivés soient-ils, doivent faire une croix sur leur vocation pour cause de bizutage mal vécu. A l'Ecole nationale supérieure des arts et métiers de Paris, haut-lieu de l'« usinage » pendant 5 à 8 semaines, les futurs ingénieurs qui osent résister au rituel initiatique se voient privés du service d'entraide de l'établissement, fort utile dans le déroulement d'une carrière.
Sciences politiques, droit, lettres et sciences sont épargnés par le bizutage, contrairement aux écoles d'ingénieurs et de commerce, de médecine, chirurgie-dentaire, pharmacie et médecine vétérinaire. «Il s'exerce, de manière assez rude, là où il il y a une sélection à l'entrée et où se développe modérément l'enseignement critique, avec à la clé un esprit de corps», relève Jean-Claude Delarue. En 2005, l'Association des étudiants en pharmacie de Provence a publié sur son site Internet des photos de bizutés dans un camping, lors d'un week-end d'intégration, montrant, entre autres, une jeune fille attachée à un arbre un objet dans la bouche. Elles en seront retirées après que SOS Bizutage s'en est emparé en masquant les visages des bizuts.
A l'Ordre national des médecins, qui croyait les humiliations faites aux bleus d'un autre âge, le Dr André Deseur, chargé de la communication, déplore ces «actes avilissants, contraires à l'éthique médicale, infligés à ceux que l'on devrait accueillir». Mais si les tondus de l'internat et les têtes peinturlurées ont disparu, affirme-t-on, avec la réforme des études médicales en 1984, comme ont été mis fin aux agissements initiatiques à huis clos au sein de la fac de médecine de Lyon-Sud au début des années 1990, le bizutage fait toujours des émules. Il a la vie dure. Ici et là, il resurgit, sous des formes clandestines et plus violentes, avec des connotations sexuelles, touchant aussi les lycées depuis les années 1980.
Deux campagnes.
Pour la deuxième année consécutive, le Cncb part donc en croisade. Avec en particulier la Fédération des parents d'élèves de l'enseignement public, l'Unef, la Conférence des présidents d'université, le Snesup et la Conférence des grandes écoles, il diffuse à 100 000 exemplaires une plaquette en 3 volets intitulée « En finir avec le bizutage », financée par la Mgen, et 2 000 affiches. De son côté, SOS Bizutage lance sa campagne annuelle de rentrée encourageant les étudiants de première année à «boycotter les samedis-dimanches d'intégration». «Si certains veulent y aller absolument, qu'ils demandent s'il est possible d'y faire venir à l'improviste des journalistes.» Dans l'hypothèse où l'association organisatrice accepte, de «bonnes chances existent pour qu'aucune séance de bizutage ne soit prévue, dans la situation inverse, gare au danger». Jean-Claude Delarue entend répondre ainsi à l'invitation de l'Ecole centrale de Nantes qui annonce « 48 heures d'intégration », à la mi-septembre, dans un camping du Finistère, avec voile et volley-ball, «pour apprendre à se connaître». Quant aux pouvoirs publics, alertés par les associations, ils préconisent la vigilance, des sanctions pour les bizuteurs et un accompagnement des victimes.
* Créé en 1997, le Cncb est devenu association loi 1901 en 2003. Tél. 06.07.45.26.11, site http://contrelebizutage.free.fr .
** SOS Bizutage (1987) est une émanation de l'Association des usagers de l'administration. Son président Jean-Claude Delarue, professeur d'université en anglais à la retraite, a rédigé une étude sur le sujet au début des années 1990 en tant que membre du conseil économique et social. Site www.sos-bizutage.com.
A santé navale, on fait chanter les « foetus »
A l'Ecole de santé navale de Bordeaux, on ne parle plus de bizutage. «Ces pratiques, qui ont beaucoup existé par le passé, sont interdites depuis 1998, explique au “Quotidien” le médecin général Gérard Camillori, qui se souvient de “son” année, 1966. En ce temps-là, la période de la rentrée était extrêmement difficile. Il s'agissait de brimades. Aujourd'hui, nous nous montrons très attentifs, d'autant que nous comptons 55% de filles, et des jeunes qui n'ont même pas 17ans. Nous ne pouvons pas laisser faire.»
Les nouveaux venus, baptisés traditionnellement «foetus», sont livrés à des activités sportives et militaires, avec «l'exercice du parcours du risque» encadré par des gradés et le Conseil des anciens. Le week-end d'intégration, les 1er et 2 septembre, a été consacré au canoë-kayak «de façon extrêmement ludique». «Les débordements humiliants ou dégradants» appartiennent à un autre âge. «En revanche, nous respectons la tradition qui consiste à apprendre aux “foetus” des chansons que nous pouvons qualifier d'ordurières, de salle de garde, susceptibles de blesser les esprits un petit peu fragiles, et qu'ils chanteront dans quelques semaines à la fac.»
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