Est-il encore possible de s'exprimer en France dans le langage de la vérité ? N'y aurait-il pas une sorte de terrorisme psychologique qui nous conduirait tous à la prudence sémantique, aux réserves, aux argumentaires bien balancés entre le pour et le contre, les plus et les moins des uns, les plus et les moins des autres, à la ligne médiane, au politiquement correct ?
Mais qu'est-ce qui est politiquement correct ? Jean-Pierre Raffarin l'est tout à fait qui ne s'élève jamais contre les grévistes et les manifestants et ne cesse de répéter qu'il les comprend, qu'il parviendra à se faire entendre par le dialogue et la concertation, qui ne manifeste aucune indignation contre des mouvements où la démagogie le dispute à la mauvaise foi.
Est-il permis de dire que l'on assiste en ce moment à une nouvelle dictature prolétarienne, à la différence près que les prolétaires sont devenus des petits bourgeois frileux que tout épouvante, à commencer un avenir qu'ils ne veulent même pas regarder ? Est-il permis de dire que l'on a fait à Luc Ferry un procès injuste et que l'on s'est livré contre cet homme, tenu à bout de bras par MM. Raffarin et Sarkozy, à ce que les Américains appellent un « assassinat du personnage » ?
Dans la vaste fresque que dressent manifestants et grévistes, on peut compter les mots d'ordre : répartition, solidarité, service public, équité.
Prenons un par un ces arguments et sondons-en la vacuité.
Répartition. Ou bien, le régime reste solvable, ou bien il s'effondrera d'ici à une vingtaine d'années. L'idée de taxer le capital (qui, en réalité, s'appelle épargne) pour financer les retraites aboutira au même échec. L'épargne fuira, pas parce que les « riches » prendront la poudre d'escampette mais parce que les épargnants cesseront d'épargner. Le gouvernement ne propose pas de remplacer le système par répartition, mais de le consolider.
Solidarité. Qui est solidaire de qui, dans cette affaire ? Les cheminots et les agents de la RATP font la grève parce qu'ils estiment que, tôt ou tard, on réformera leurs retraites. Mais veulent-ils d'abord nous dire pourquoi ils partent à la retraite à 50 ou 55 ans et avec quel argent ? Avec celui des autres régimes : autrement dit, ils s'accommodent parfaitement d'un système qui sous d'autres cieux serait considéré comme inique et en vertu duquel d'autres travailleurs moins chanceux paient pour financer ce qui n'est rien moins qu'un privilège. Soucieux de mener à bien la réforme, le gouvernement leur jure qu'il ne touchera pas aux régimes spéciaux. En fait, il a peur de dire la vérité, à savoir que l'on devrait commencer par les régimes spéciaux si on n'était pas épouvanté par la prise en otage de la population française.
La solidarité a trouvé son expression chez les salariés du privé (il ne faut surtout pas dresser le privé contre le public, mais, pour ne pas les opposer, il faut mentir), qui paient pour la retraite des fonctionnaires, et paient encore pour les régimes spéciaux. Même les professions libérales, comme celle des avocats, qui ont un régime excédentaire mais travaillent, eux, au-delà de 65 ans, contribuent au financement de cette myriade de régimes dits spéciaux.
Et le comble de l'hypocrisie, c'est d'affirmer, comme le font les syndicats de travailleurs, qu'il faut rétablir un système avec 37 années et demie de cotisations pour tous. En d'autres termes, après avoir bénéficié de la générosité forcée du privé, le public lui fait une fleur aux frais de la princesse, et rallie vers lui des manifestants convaincus de son impeccable logique !
Service public. C'est le service au détriment du public. Dix jours de grèves à l'Education nationale depuis le début de l'année, des couples cherchant désespérément des crèches pour leurs enfants, des salariés incapables de se rendre à leur lieu de travail, une économie laminée par la paralysie des transports et les retards du courrier, alors que la croissance se fait désirer et que le chômage augmente. Sait-on seulement combien coûterait réellement un ticket de métro ou un timbre (qui vient d'augmenter) si étaient prises en compte la réduction du temps de travail et les carrières ultracourtes des services publics ? Qui paie ? Le contribuable.
Le service public fait à peu près tout ce qui est en son pouvoir pour que nous appelions de nos vœux sa privatisation, même si nous sommes pour la plupart profondément hostiles à la dénationalisation des transports.
Solidarité ? Est-ce qu'elle ne commence pas d'abord par le respect de ceux qui font vivre les grévistes et leur paient une partie de leurs retraites ? Comment se fait-il qu'il n'existe pas de service minimal dans le service public ? Pourquoi peut-on réquisitionner des hôpitaux entiers, toutes les urgences et même des médecins libéraux, taillables et corvéables à merci, mais pas les trains, le métro ou les avions ? La solidarité a bon dos et autorise de furieux amalgames : pendant que des enseignants brûlent des livres et empêchent les élèves de passer des examens, les hôpitaux, qui manquent cruellement de personnel continuent à travailler pendant les grèves. Comment le sort des uns et des autres serait-il identique, comment placer dans le même groupe des soignants qui font leur devoir en dépit de frustrations universellement reconnues et des conducteurs de train ou de métro dont la retraite n'est pas, ou pas encore, menacée ?
Non seulement le privé a accepté sans broncher l'allongement des carrières et n'est donc nullement concerné par le prétendu ras-le-bol du service public, mais, au sein même du public, les catégories de personnels ne sont pas traitées de la même manière : il n'y a aucun rapport entre un interne ou une infirmière de nuit ou encore un médecin d'astreinte ou de garde, et des gens dont, certes, le travail, est estimable, mais pas au point d'en faire des êtres supérieurs par rapport aux autres.
Equité. Il n'y a aucune équité entre public et privé. Les fonctionnaires ne risquent pas, à tout instant, d'être licenciés, comme les salariés des entreprises qui, eux, courent tous les risques et qui, avant de penser à leur retraite, doivent d'abord garder ou trouver l'emploi susceptible de la financer. Et l'on nous dira quand même que le peuple, tout le peuple, est dans la rue ? Que ces fédérations ou confédérations syndicales qui sèment la terreur défendent les mêmes droits pour tous, alors qu'elles ont négocié il y a des décennies des avantages sociaux exorbitants pour des catégories professionnelles très spécifiques, avantages que n'ont pas obtenus les salariés du privé ? Si ceux qui défendent le principe d'équité s'écoutaient eux-mêmes, ils seraient les premiers à abattre les bastions du favoritisme. Ou alors ils monteraient au front afin d'obtenir pour les salariés du privé les avantages du public et seraient assurés du même coup de doubler le taux de chômage.
Quand on voit ce qu'endure François Chérèque, secrétaire général de la CFDT, depuis qu'il a donné son accord au projet de loi sur les retraites, quand les socialistes font un triomphe à Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, le jour où il leur rend visite, quand on lit verbatim ce que disaient Lionel Jospin et Martine Aubry sur la réforme des retraites dont ils avaient littéralement dressé les plans pour le gouvernement Raffarin, quand on assiste au déchaînement des médias, friands de manifs et de pittoresque, comme si 100 000, 500 000 ou même un million de manifestants représentaient toute la population française, quand on sait que c'est Michel Rocard qui a établi les axes de la réforme il y a longtemps et d'ailleurs persiste et signe, quand des millions de personnes favorables à la réforme font tout ce qui est en leur pouvoir pour respecter leur contrat de travail (oui, il y a une majorité silencieuse et elle n'est pas dans les rues), quand on observe cette négation du bon sens, de la vérité, des chiffres inexorables, on finit par en avoir marre. On en a marre d'avaler chaque jour un torrent de contre-vérités, de propos démagogiques, d'entendre ces cris de martyrs persécutés par l'Etat. On en a marre de ce procès permanent qui est fait au travail comme si c'était une malédiction. On en a marre des injustices commises, avec un sang-froid inouï, au nom de la justice sociale.
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