«LES MÉDECINSne devraient jamais conduire ou participer directement à un interrogatoire car le rôle de médecin-interrogateur sape celui de pourvoyeur de soins.» En mai 2006, l'American Medical Association (AMA) prohibe la participation de médecins aux interrogatoires de détenus, comme venait de le faire l'American Psychiatric Association (APA). Le même mois, l'Association médicale mondiale révise la déclaration de Tokyo, pour affirmer fermement que «le médecin ne doit pas utiliser ni autoriser l'utilisation de connaissances ou de compétences médicales, ou d'information sur la santé des individus, pour faciliter ou aider à l'interrogatoire, légal ou illégal, de ces personnes».
La limite est clairement tracée. À en croire Jonathan Marks, professeur de bioéthique et de loi à l'université de Pennsylvanie et avocat, et les documents qu'il s'est procurés, l'armée américaine n'en a cure, pas plus que le ministère de la Défense. En octobre 2006, un mémo de ce dernier estimait que les psychiatres devaient pouvoir donner des conseils pendant l'interrogatoire d'un détenu dès lors qu'ils ne le soignaient pas. Le mémo évoquait aussi la «fonction médicale» de «consultant en science du comportement». Selon le ministère de la Défense, la présence d'un médecin, en particulier d'un psychiatre formé en ce sens, «pourrait être utile aux interrogatoires, puisque nombre de psychiatres pensent qu'une approche compassionnelle des détenus permet d'établir une relation permettant d'obtenir davantage d'informations utiles».
Des psychiatres ont ainsi été inscrits à la formation en consultation en science du comportement entre juillet 2006 et octobre 2007, montrent d'autres documents obtenus par l'auteur de l'article. Un cours porte notamment sur l'impuissance apprise (learned helplessness), terme du psychologue Martin Seligman qui utilisait des chocs électriques pour rendre des chiens passifs et détruire leur envie de s'échapper. Le mémo ministériel doit expirer le 20 octobre, relève Joanathan Marks. Il serait bon, à cette occasion, estime-t-il, que l'armée revoit ses recommandations en tenant compte des positions de l'AMA et de l'APA.
Une seule éthique.
Le Dr George J. Annas (directeur du département de droit de la santé, bioéthique et droits de l'homme, faculté de santé publique, Boston) critique lui aussi la position de l'armée, l'accusant de créer une éthique médicale militaire en fonction de ses besoins. Il en donne trois exemples. Tout d'abord, des instructions du ministère de la Défense de 2006, selon lesquelles les médecins peuvent certifier que des prisonniers sont aptes à être punis et même administrer la punition. Ensuite, il a été ordonné à des médecins militaires d'alimenter de force des prisonniers de Guantanamo en grève de la faim, «pour le bien du pays», en contradiction avec les recommandations en la matière de l'AMA et de l'Association médicale mondiale. Troisième exemple : le besoin de troupes en Irak et en Afghanistan a conduit à traiter des soldats victimes de dépression, de stress post-traumatique ou d'anxiété avec des médicaments pas toujours adaptés, comme les inhibiteurs de la recapture de la sérotonine ; cela pour les renvoyer plus vite au combat.
La nouvelle position de la Défense selon laquelle les médecins n'ont pas besoin de suivre les recommandations éthiques reconnues nationalement et internationalement est un changement de politique majeure, s'inquiète George J. Annas. Pour lui, il n'y a qu'une éthique médicale et, même militaire, un praticien reste «d'abord, avant tout et toujours médecin».
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