LE QUOTIDIEN
Qu'est-ce qui explique, selon vous, la relative bonne résistance du livre au cours des dernières décennies ?
JEAN-MARIE ROUART
Je ne suis pas aussi optimiste que vous sur la situation du livre. Je n'ai pas la religion du livre, j'ai la religion de la qualité du livre. On peut se gargariser de la large diffusion de certains livres, on ne peut pas oublier que beaucoup d'entre eux sont très médiocres. Finalement, la littérature est la grande perdante de ces dernières années.
On confond en fait des choses très différentes : la lutte contre l'analphabétisme, la situation de la librairie, le fait d'amener quelqu'un à la lecture, le fait d'amener quelqu'un à la littérature. Lutter contre l'analphabétisme, c'est s'efforcer d'obtenir qu'un maximum de personnes lisent bien. Dans les sociétés qui nous ont précédés, beaucoup de gens étaient analphabètes, mais ils faisaient vivre une culture populaire, faite de chansons, de traditions venues de l'artisanat, très supérieure aux sottises que lisent trop de nos contemporains arrachés à l'analphabétisme.
L'on se satisfait aujourd'hui de la bonne santé du livre, ou plutôt de sa diffusion, mais quel est l'intérêt de donner à lire tant de livres pleins de perversions sexuelles, de violence, et surtout de mauvaise qualité ? Et l'on ne s'inquiète pas de la très mauvaise santé de la littérature, celle qui élève l'esprit.
Un malentendu
Qu'entendez-vous précisément par littérature ?
Tout ce qui augmente le capital de l'esprit, comme disait Paul Valéry. Disons tous les produits écrits dans lesquels l'auteur augmente le capital de l'esprit. Ce qui n'exclut d'ailleurs pas les ouvrages de divertissement : Giono par exemple, comme bien d'autres écrivains de divertissement, appartient à la littérature.
La littérature est aussi une branche de l'art, au même titre que la peinture, la sculpture, la musique. Tous les écrits que l'on peut considérer comme de l'art sont donc de la littérature.
Bien sûr, il est très difficile de faire une barrière entre ce qui est littérature et ce qui ne l'est pas. Il existe certes beaucoup de produits purement commerciaux, qui ne visent l'art en aucune façon et qui s'autodétruisent rapidement. C'est la durée d'un livre dans les mémoires qui en fera de la littérature, et non pas son succès tonitruant.
Le malentendu commence à l'instant où vous mettez sur le même plan des livres qui sont des produits commerciaux, et la littérature, qui, elle, n'a pas de visée commerciale. La mauvaise monnaie chasse la bonne. D'autant que tout le système est fondé sur le succès commercial. Regardez les listes de best-sellers, que publient tous les hebdomadaires... « Le Figaro littéraire » est seul à ne pas en avoir et c'est un combat très difficile à mener, qui nous met en porte-à-faux avec une société qui a fait du livre une marchandise.
Pourtant, qu'auraient pensé Proust ou Gide si on leur avait dit que la littérature pouvait être soumise à cette sorte de sondage ?
Evidemment, vendre des livres n'est pas négligeable. Mais ce n'est pas le but de la littérature.
C'est vrai que la situation des éditeurs est difficile ; eux aussi sont pris dans la grande confusion des genres qui risque à terme de marginaliser les livres de qualité. De plus, l'édition n'est plus soutenue par la société littéraire comme dans les années trente ou cinquante, les meilleures de ce siècle pour la qualité littéraire. A cette époque, les élections à l'Académie française jouaient un grand rôle, les événements littéraires avaient un grand retentissement, les journaux accordaient une grande importance à la vie intellectuelle en général, littéraire en particulier.
Au cours des dernières années, Pivot a servi d'alibi pour faire dire que notre société s'intéresse à la littérature. Mais c'est de livres qu'il parle, pas de littérature. Tout comme les best-sellers n'ont que bien rarement, et par hasard, à voir avec la littérature. Et comme les libraires se réassortissent en fonction des journaux, je ne suis pas optimiste sur l'avenir de ces Mohicans appelés à disparaître que sont les écrivains.
Le statut de l'écrivain transformé
Dans un tel contexte, si l'on peut encore espérer que survivent les écrivains d'hier, les écrivains d'aujourd'hui ou de demain ne risquent-ils pas d'être engloutis sous la masse des livres ?
Les écrivains d'aujourd'hui vivent eux aussi dans la confusion : on considère comme écrivains des fabricants et on les met sur le même plan qu'un Modiano ou un Michel Déon. Ce n'est décidément pas le succès qui donne les lettres de noblesse de la littérature ; c'est une qualité mystérieuse dont le commerce du livre se moque.
Le jugement de la postérité risque d'être sévère sur notre époque, qui se croit formidable, mais qui a permis la désaffection de l'art littéraire. Non seulement cette époque aura fait beaucoup d'erreurs de jugement et laissé beaucoup d'excellents écrivains dans l'ombre, mais elle aura transformé le statut de l'écrivain. Les Gide, Mauriac, Montherlant, étaient des personnages importants pour la définition de la société. Désormais, les écrivains tiennent plutôt du gadget, du folklore, dont les hommes politiques en particulier se désintéressent. Rares sont ceux qui auraient l'idée de déjeuner avec un écrivain, de découvrir un véritable écrivain...
La démocratisation du livre s'est faite dans le quantitatif, et non dans le qualitatif. Dès l'université, ce n'est pas Tolstoï que l'on propose aux étudiants, mais, par démagogie, des textes de leur époque, du conjoncturel. La littérature, elle, s'inscrit dans l'éternité, pas dans le conjoncturel. On confond journalisme et littérature. Le journalisme est un métier de la conjoncture, un métier passionnant ; la littérature n'est pas un métier, c'est une passion. Une passion qui n'est d'ailleurs contradictoire avec aucun métier, agent de change, homme politique, commerçant, médecin ou même journaliste, comme le soulignait Chateaubriand.
Un élément spirituel
Peut-on malgré tout faire encore quelque chose en faveur de la littérature ?
On peut déjà prendre conscience de la nécessité de séparer nettement les deux questions, celle du livre et celle de la littérature. On peut ensuite tenter de démontrer leur spécificité : chacun peut avoir sa place, mais on ne peut les mettre toutes deux sur le même plan. Dans la littérature, il existe un élément spirituel qu'il importe de sauvegarder. Ce n'est pas un hasard si la littérature souffre, dans une société qui tend à éliminer le spirituel.
La télévision est certainement la grande coupable. L'école pourrait jouer un rôle, à condition de différencier l'alphabétisation et l'art. Et elle ne semble pas sur le bon chemin. C'est une grave erreur de croire que la lecture d'un mauvais livre, d'un livre commercial, amènera à la lecture d'un bon livre ; et un livre débile peut être pire qu'un cocktail Molotov.
Vous savez, je crois être un privilégié : je vis et j'ai toujours vécu au cur de la littérature, elle m'a toujours passionné. Et très souvent, je me demande quel livre je dois lire. Je me demande aussi dans quelle catégorie je dois ranger le livre que je viens de lire : est-ce du bon grain ? De l'ivraie ? Est-ce du commerce ? Une valeur spirituelle ? Si je me pose cette question, je pense que beaucoup de gens se la posent aussi.
J'essaie, oui bien sûr, en restant très modeste, la critique se trompe souvent. Mais nous essayons avec des gens de qualité et de bonne foi, de faire ce travail en restant autant que possible au-delà de tous les clivages, des parti-pris.
Mais la lutte contre toute cette confusion est un travail de titan. Tout le monde devrait y réfléchir, car l'enjeu, l'avenir de la littérature, est fondamental.
Autour de 20 000 ou 30 000 ? La proportion est peut-être à peu près la même à toutes les époques. Mais ces personnes vivaient dans un contexte beaucoup plus littéraire, qui leur offrait de réelles possibilités de diffusion. Aujourd'hui, de tels amateurs sont marginalisés. Rappelez-vous les bibliothèques pleines de trésors des médecins, des notaires de province du début du siècle et comparez-les avec celles d'aujourd'hui.
Le rôle des médecins
C'est un avenir bien sombre que vous dessinez. Faut-il vraiment désespérer ?
Non, bien sûr. Comme écrivain, je dirai que toutes les époques sont difficiles. Il a toujours été difficile d'écrire un livre, un bon livre. Baudelaire, Verlaine l'ont vécu. Un écrivain n'est jamais attendu. En discuter nous entraînerait dans une vaste analyse de la société, de la politique, de l'art et des idées.
Comme journaliste, je suivrai Charles-Quint quand il disait qu'il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre. Il est beaucoup de combats nécessaires qui n'ont pas abouti. Une de mes activités consiste à aider les prostituées à sortir de leur condition : ce n'est pas précisément efficace. Mais j'aurai témoigné, ce qui n'est déjà pas mal. Dans mon combat pour la littérature, j'ai pour intention de sauvegarder les valeurs de l'esprit, même si tout échoue.
Et pour revenir aux médecins, ceux-ci ont joué un très grand rôle dans l'histoire littéraire, comme collectionneurs de livres, de manuscrits, mais aussi parce qu'ils étaient très écoutés. Si aujourd'hui, le manque de temps, l'envahissement de la paperasse, les transformations de leur statut social tendent à écarter les médecins de la littérature, il faut qu'ils sachent qu'il existe des livres de qualité signés bien sûr Modiano, Michel Déon, mais aussi Anthony Palou, pour évoquer un très jeune écrivain. Et il serait bon qu'ils n'abandonnent pas leur rôle en faveur de la littérature.
21 % de l'édition
Les dernières décennies n'ont pas profondément transformé le volume financier brassé par le monde de l'édition. En francs constants 1997, le chiffre d'affaires des livres est passé de 13 476 876 F en 1975 à 13 741 504 F en 1999. Quant aux pourcentages respectifs représentés par chacun des grands genres de livres, ils n'ont pas bougé de façon spectaculaire : la littérature a cependant reculé de 22 à 21 %, l'histoire et la géographie, de 3 à 2 %, les sciences et les techniques, de 6 à 5 %, l'art, de 7 à 5 %. Ce sont les dictionnaires et les encyclopédies qui enregistrent le plus fort recul, passant de 19 à 12 %.
Les bénéficiaires en termes de pourcentage sont les livres scolaires (de 12 à 16 %), le droit et les sciences économiques (de 3 à 6 %), les livres pour la jeunesse (de 7 à 9 %), les bandes dessinées (de 2 à 4 %) et les livres pratiques (de 13 à 14 %). S'en étonnera-t-on ?
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