Désamiantage du « Clemenceau »

L'appel aux pouvoirs publics

Publié le 08/02/2005
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DE NOTRE CORRESPONDANTE

APRÈS AVOIR écrit à Michèle Alliot-Marie, ministre des Armées, sans avoir reçu de réponse, l'Association régionale des victimes de l'amiante (Ardeva) du Sud-Est, l'association Ban-Asbestos (bannir l'amiante) France et le syndicat CGT de la Direction de la construction navale de Toulon écrivent au ministre de l'Emploi et du Travail.
Ils entendent les alerter sur « les conditions anormales » dans lesquelles se déroule actuellement le désamiantage du porte-avions « Clemenceau », à Toulon. Ils dénoncent son exportation prévue vers l'Inde pour y être démantelé, alors qu'il sera encore porteur d'au moins 22 tonnes de déchets d'amiante, ce qui est contraire à la réglementation européenne interdisant « toutes les exportations de déchets destinés à être éliminés » si la destination n'est pas un pays appartenant à l'Association européenne de libre-échange. Ils demandent donc au ministère des Armées de faire réaliser en France la totalité du désamiantage et au ministère du Travail d'ordonner un contrôle « rigoureux et compétent » du chantier toulonnais.
La première crainte des associations porte sur le fait que l'inspection du travail n'a pas accès à ce chantier (chantier installé dans le port de Toulon, sur un quai appartenant à l'armée), et que la société Technopure, qui réalise les travaux, a « très mauvaise réputation », selon les termes de leur lettre. Elles citent l'exemple de Total, qui a « rompu le contrat passé avec Technopure quand, après avoir imposé plusieurs arrêts du chantier de désamiantage dans la raffinerie de Gonfreville, elle a compris qu'il ne lui était pas possible d'imposer à cette société un strict respect de la réglementation ». La qualification 1513, obligatoire pour les entreprises de désamiantage, lui a été retirée, puis rendue. La méfiance des associations est d'autant plus grande que l'intervention de cette société sous-traitante est le fruit d'une opération complexe qui se perd dans les arcanes de plusieurs multinationales, dont certaines peuvent paraître opaques.

Une opération blanche.
Après avoir été trompé (voir encadré) par la première entreprise qui ait répondu à l'appel d'offre des domaines pour démanteler le « Clemenceau », l'État en a choisi une seconde : Ship Decommissioning Industries (SDI). Il s'agit d'une filiale (créée pour la circonstance en 2003) de la société allemande Eckhart-Marine, elle-même membre du consortium Thyssen-Krupp, qui, outre la sidérurgie, développe de nombreuses activités.
L'État a donc signé un contrat avec SDI : cette société prend en charge les opérations de désamiantage en France, puis en Inde, et devient propriétaire du bateau, une fois totalement terminé ce désamiantage, donc à l'issue de l'étape indienne, comme l'explique Briac Beilvert, président de SDI. « La valeur résiduelle du navire permet de financer le désamiantage et il s'agit pour l'État d'une opération blanche », précise-t-il. S'il « préfère ne pas donner de chiffres » quant aux différentes phases de l'opération, on peut tout de même supposer que la société entrera largement dans ses frais, étant donné le coût peu élevé du désamiantage en Inde et la hausse constante du prix de la tonne de ferraille. Le poids résiduel du « Clemenceau » une fois allégé de son amiante sera en effet de 23 000 tonnes.
Chargée du désamiantage sans en avoir elle-même la compétence, SDI a sous-traité avec la société Technopure, qui lui semblait fiable : « L'événement Total n'a pas été porté à ma connaissance, mais, même si cela avait été, je n'étais pas concerné », argumente Briac Beilvert. Il dit d'ailleurs avoir pu juger lui-même de la qualité des travaux entrepris au début d'octobre, travaux qui devraient se terminer au début de mars pour la phase française, soit, précise-t-il, 90 % du désamiantage.
Reste à savoir pourquoi on envoie le porte-avions en Inde pour la dernière partie du travail, à savoir l'élimination de l'amiante résiduelle contenue dans les cloisonnages, opération qui nécessite le démantèlement des structures porteuses et devrait durer deux mois. « Il n'y a pas de chantier adapté en France ni en Europe, et le chantier que nous avons trouvé est le meilleur qui existe en Inde, il est certifié ISO, répond Briac Beilvert. Nous allons d'ailleurs mettre en œuvre une procédure pilote, précisée dans le contrat signé avec l'État : une équipe indienne va venir se familiariser avec le chantier en France et une équipe de Technopure opérera des contrôles en Inde. » Mais le choix de l'Inde est aussi motivé, précise-t-il, par la valeur de la ferraille en Asie, où les prix de vente sont plus élevés qu'en Europe.

Des risques pour les ouvriers.
« La ferraille a un cours mondial, et une entreprise comme la DCN de Toulon peut tout à fait mener à bien la dernière phase de travaux. Le seul argument, c'est donc le coût du démantèlement », estime pour sa part Henri Pézerat, qui s'interroge sur les procédés d'élimination utilisés en Inde. Ce toxicologue, directeur de recherche honoraire au Cnrs, a été l'un des premiers à dénoncer la présence d'amiante à Jussieu. Membre des deux associations qui dénoncent les conditions de désamiantage du « Clemenceau », il est entré en contact avec des associations indiennes qui ont saisi de ce problème la Cour suprême de leur pays : il n'y a, selon elles, aucune réglementation concernant le désamiantage et aucun organisme de contrôle. « Nous sommes donc malheureusement certains que cette opération ne pourra être réalisée sans exposer les ouvriers et l'environnement à des risques graves », souligne Henri Pézerat. Il insiste aussi sur la nécessité, en France, de contrôles réalisés par des inspecteurs du travail de droit commun et non par l'armée elle-même.
Au-delà du cas du « Clemenceau », ce militant antiamiante dénonce les conditions de travail des salariés des entreprises de désamiantage, constatant que certains ne sont protégés que par de simples demi-masques à poussière. « Après une enquête de l'Institut national de la recherche et de la sécurité, le ministère du Travail a reconnu que 76 % des chantiers ne respectent pas la réglementation pour protéger les salariés. On constate, mais on ne fait rien, dit-il . On ne peut pas continuer comme ça, en fabriquant des morts pour dans trente ans. »

Vaisseau fantôme

L'ancien fleuron de la marine française est-il appelé à errer sur les mers du globe, tel le « Vaisseau fantôme » de Wagner, sans pouvoir connaître de repos ? On se rappelle que, envoyé en Espagne pour y être désamianté et démantelé, on l'avait retrouvé qui prenait illégalement la direction de la Turquie où il aurait pu subir à meilleur compte lesdites opérations. Au nom de la réglementation européenne, l'État français a alors dû le rapatrier. Après avoir connu divers mouillages et orages sur la côte varoise, il a été ancré provisoirement sur un quai de l'arsenal militaire de Toulon, le temps d'y subir le plus gros de son désamiantage. Il doit reprendre la mer le mois prochain en direction de l'Inde, via le canal de Suez, pour de longues semaines encore. A moins que le destin n'en décide autrement et qu'une femme qui l'aime (Michèle Alliot-Marie ?) ne puisse, comme dans la légende du « Hollandais volant », lever la malédiction et lui permettre d'abréger ses tourments.

> FRANÇOISE CORDIER

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7684