De notre envoyée spéciale
Il est 14 heures, nous sommes au troisième étage d'un bâtiment moderne au cur du centre hospitalier de Strasbourg. Le bloc opératoire est fin prêt : les dix-sept petits patients sont endormis sur leur table, intubés, noyés sous un magma de câbles reliés à une colonne de clioscopie. La fibre optique qui apporte la lumière dans leurs entrailles fait rougeoyer leur ventre, artificiellement gonflé au CO2.
Autour d'eux, trente-quatre chirurgiens, qui vont travailler deux par deux, s'affairent en silence. Chaque binôme vérifie le matériel et révise son anatomie en scrutant l'écran qui retransmet ce que filment les caméras fichées dans l'abdomen du malade. Très concentrés, les médecins ne semblent pas remarquer l'aspect inhabituel de leur patient : le champ opératoire laisse apparaître une peau rose vif, mouchetée de marron.
Des quatre coins du monde
Une peau que recouvrent de longs poils bruns, et d'où pointent deux rangées de tétines. Nul doute, les opérations qui vont suivre n'ont rien de classique. Les recommandations du superviseur le confirment :
« La séance de travaux pratiques peut débuter. Vous disposez de quatre heures trente pour réaliser, dans l'ordre, une urétérolyse, un burch, une cystotomie, la fixation de prothèses vaginales et une implantation urétéro-vésicale. N'oubliez pas d'alterner au sein de votre binôme, pour que tout le monde se fasse la main. »Tant d'interventions sans lien aucun pour chacun des dix-sept malades présents, voilà qui est surprenant. En fait, nous nous trouvons à l'Institut européen de téléchirurgie* (EITS). Les patients sont des mini-porcs anesthésiés, et les chirurgiens sont à la fois des pointures dans leur spécialité, l'urologie, et des apprentis. Venus des quatre coins de la planète (Malaisie, Arabie saoudite, Inde, Israël, Canada, Norvège...), ils sont là pour recevoir, cinq jours durant, une formation intensive à la chirurgie laparoscopique. Moyenne d'âge du groupe : 45 ans ; une seule femme pour 33 hommes. Soucieux de s'adapter aux évolutions technologiques de la médecine, ces praticiens veulent donner un tournant à leur carrière. L'EITS leur apprend à se débarrasser de leurs habitudes de chirurgie ouverte, en testant sur un modèle animal la chirurgie mini-invasive. Une technique en plein essor qui permet au chirurgien d'opérer sans ouvrir l'abdomen et en se guidant grâce à l'introduction d'une caméra.
Le Dr Pierre-Thierry Piechaud dirige les six sessions annuelles d'urologie. Ce chirurgien bordelais, rompu aux techniques laparoscopiques, explique l'intérêt d'une telle formation. « Ce n'est pas facile pour un débutant d'apprendre à dissocier le geste et la vue et à manier les baguettes. L'école force à se dépasser, à gérer son stress, car quand on se retrouve face au cochon qui est prêt, anesthésié sur sa table, on n'a pas le choix, il faut aller jusqu'au bout de l'opération. »
Certains abandonnent à cause de la difficulté technique. D'autres viennent pour voir, et décident de ne pas choisir cette orientation pour leur fin de carrière. Mais la plupart repartent très enthousiastes. « Il y a une charnière entre deux générations, observe le Dr Piechaud. Tous ceux qui ont moins de 50 ans sont persuadés qu'ils doivent y passer s'ils veulent garder leurs patients ; ce sont les plus motivés. »
Haute technologie
La séance de travaux pratiques que Pierre-Thierry Piechaud supervise a commencé depuis une heure à peine, et déjà, le Dr Luc Marchand a des crampes dans les doigts. « Remplace-moi, je piétine, lance-t-il à son binôme. J'ai bien coupé l'uretère, mais là, je n'arrive pas à le recoudre. » Réponse du confrère : « OK, je prends les manettes, viens faire le cameraman. Pas de panique, on est dans les temps. C'est vrai que c'est difficile de faire les nuds avec ces baguettes. » Les Dr Luc Marchand et Alain Maillette ont quitté leur hôpital québécois pendant une semaine pour suivre la formation strasbourgeoise. A leurs frais. Coût de la session : 1 680 euros. « Au Québec, sur 120 urologues, un seul pratique la laparoscopie, expliquent-ils. Nous désirons apprendre les principes de base pour pouvoir proposer à nos patients de choisir entre une intervention classique ou mini-invasive. »
Quatre jours suffisent pour apprendre les règles de sécurité et repartir avec l'habileté nécessaire aux les gestes de base, affirme le Dr Margaret Henri, originaire de Montréal. Elle travaille à l'EITS. Avec d'autres experts, elle passe de table en table et distribue des conseils en tout genre aux élèves. « L'effet de pivot autour des trocarts, le positionnement, le fait de ne pas toucher et de voir sur un écran en deux dimensions... Tout cela déstabilise les nouveaux. Je les aide à adopter des trucs pour se repérer », raconte-t-elle. Ses deux compatriotes ne regrettent pas le déplacement. Ils comptent poursuivre leur apprentissage à leur retour, en assistant à des opérations de chirurgie générale par laparoscopie. Puis, à leur tour, ils se lanceront. « S'entraîner sur un cochon est plus facile car il y a moins de graisse que chez l'homme. Ces essais donnent confiance en soi, ça a même quelque chose d'amusant », dit le Dr Maillette, le sourire aux lèvres.
Les deux Québécois ne semblent nullement incommodés par la présence de l'animal. A en croire le président de l'Institut, rares sont ceux à être tétanisés à la vue de la bête. « Les médecins ne se rendent pas compte qu'ils travaillent sur un cochon, ils sont absorbés par leurs gestes, affirme le Pr Jacques Marescaux. En plus, toutes les conditions du bloc sont réunies : les chirurgiens portent le pyjama, les gants, la blouse et le calot. Le matériel, renouvelé tous les ans, est de haute technologie. Les animaux sont prémédiqués au sous-sol par un anesthésiste comme le serait un humain, avant d'être montés endormis sous machine. Pas de groin qui dépasse, les médecins ne voient que leur abdomen, pour qu'ils ne soient pas choqués. L'intérieur du cochon ressemble à l'homme, ce sont les mêmes couleurs, les mêmes organes, mis à part la prostate que le cochon n'a pas. C'est un excellent modèle pour apprendre la chirurgie sans effusion de sang - puisque la caméra ne doit pas être souillée -, un cadavre ne permet pas cela. »
Des listes d'attente qui s'allongent
La polémique, le Pr Marescaux la balaye d'un revers de bras. « Ce type d'entraînement sur l'animal vivant est justifié. Avant, c'était les malades qui payaient les ratages. Les chirurgiens ne sont pas obligés de venir ; or ils viennent nombreux : cela prouve qu'ils ont le sens de l'éthique .» L'EITS « consomme » pas loin de 2 000 cochons sains chaque année : tous sont euthanasiés à la sortie du bloc, comme l'impose la loi française pour les animaux utilisés à des fins de recherche biomédicale.
Le Pr Marescaux est convaincu que son école est promise à un grand avenir. « Les listes d'attente s'allongent sur des mois, les candidats viennent de partout (30 % de Français), autant du secteur public que du privé. Ça leur coûte cher, mais ils voient ça comme un placement pour l'avenir. La chirurgie laparoscopique est en pleine évolution, je pense que dans dix ans 80 % des opérations se feront de cette façon. » Outre la plus grande précision du geste, la laparoscopie offre de nombreux avantages : moins de douleurs postopératoires, moins d'éventrations, moins d'infections nosocomiales. La France n'est pas en retard quant à l'utilisation de cette technique. Mais elle n'est pas en avance non plus. « Plus de 90 % des ablations de vésicule biliaire se font ainsi, contre seulement 10 % des opérations du côlon, indique Jacques Marescaux. La laparoscopie nécessite un changement culturel : désormais, quand on veut de l'aide, on n'appelle plus le patron du service mais le meilleur de sa spécialité, où qu'il soit, et on échange des informations via Internet. Avec le télémentoring, les gestes peuvent être corrigés à distance. La vieille génération des mandarins voit ça d'un mauvais il, mais c'est ainsi que va le progrès. D'ailleurs, avec le développement de la simulation et de la robotique, notre laboratoire de chirurgie expérimentale, aujourd'hui d'avant-garde, sera bientôt obsolète. Bientôt, des outils interactifs permettront de planifier l'intervention avec précision. Le chirurgien deviendra virtuel : il aura droit à toutes les erreurs, et pourra recommencer le film autant que nécessaire avant de passer à l'acte. » Vous avez dit science-fiction ?
* L'Institut européen de téléchirurgie, qui dépend de l'IRCAD (Institut de recherche contre les cancers de l'appareil digestif), est situé dans l'enceinte de l'hôpital civil de Strasbourg, 1, place de l'Hôpital, BP 426, 67091 Strasbourg Cedex. Tél. : 03.88.11.90.00. Site : www.eits.org
Un mélange de cours théoriques et de travaux pratiques
L'EITS propose toute une gamme de formations en laparoscopie appliquée aux diverses spécialités chirurgicales (vasculaire, colo-rectale, endocrine...), en anglais ou en français.
La session dure cinq jours pour les débutants, deux jours pour les expérimentés. Les prix oscillent entre 205 et 1 750 euros. Les matinées se passent en amphi. Un expert décrit, film à l'appui, l'équipement, les micro-instruments, le position des trocarts, l'organisation du bloc opératoire, etc.
Passage à l'acte l'après-midi sur des miniporcs vivants anesthésiés. Insufflation, sutures, nuds, résection... : les « étudiants » s'essaient à tout. En fin de session, vient l'évaluation, puis la remise du diplôme universitaire par l'université Louis-Pasteur de Strasbourg.
Taux de réussite : 85 %. Cette formation médicale continue permet aux Canadiens et aux Américains d'obtenir des crédits reconnus par leur système d'accréditation. Depuis sa création en 1994, l'institut a formé 8 000 chirurgiens, parmi lesquels 30 % de Français. Les enseignements sont dispensés par 600 experts internationaux très réputés, ce qui fait de l'EITS « la première école académique de formation aux nouvelles technologies chirurgicales dans le monde », d'après son président, le Pr Jacques Marescaux. Celui-là même qui, en septembre 2001, a opéré, depuis New York, une patiente située à Strasbourg (l'événement avait été baptisé « Opération Lindbergh »).
D. Ch.
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