Avec l'anorexie nerveuse, la révolution industrielle connaît « l'émergence d'une maladie moderne » (Joan Blunberg). Le XIXe siècle a promu l'identification, la classification et la description de nombreuses maladies, distinguant par exemple la scarlatine de la diphtérie ou encore la syphilis de la maladie vénérienne. L'exigence de nouvelles nosologies, comme le développement clinique de diagnostic différentiel, explique comment l'anorexie nerveuse est devenue une entité pathologique indépendante. Vers 1850, les dictionnaires médicaux décrivent encore l'anorexie comme un symptôme non spécifique, soit l'absence d'appétit qui caractérise nombre de maladies. Parmi les premiers à identifier et à traiter l'anorexie, on compte les responsables d'asiles aux Etats-Unis. Dans ces institutions, les surintendants craignent de voir mourir les patientes placées sous leur responsabilité par le refus de s'alimenter, ce qui les conduits à concevoir une thérapie fondée sur l'intimidation et la force. Il s'agissait de gaver la patiente, par le biais d'un appareillage dont la seule vue suffisait souvent à faire s'alimenter l'aliénée.
Une prise en charge spécifique
Les praticiens de ville se trouvent eux aussi confrontés à un type de patientes qui refusent de se nourrir : issues de familles fortunées, elles bénéficient d'un suivi médical personnalisé, de préférence à un placement infâmant en asile. Quand la maladie moderne « anorexie nerveuse » fut nommée et identifiée, les médecins - et les familles - s'accordent aussitôt à lui reconnaître une existence, précisément parce que la maladie correspond à un diagnostic médical qui se conforme à leurs exigences cliniques et sociales. Le succès de la nouvelle nosologie se fonde sur l'idée que la patiente n'est pas folle, mais est trop malade pour rester sans soin médical.
L'une des premières descriptions importantes d'anorexie nerveuse émane de William Withey Gull, médecin extraordinaire auprès de la reine Victoria qui l'anoblit en 1872, dont le statut social et l'avis faisaient autorité. L'anorexie nerveuse qu'il décrit résulte, selon lui, d'une affection du nerf pneumogastrique, théorie largement acceptée par ses confrères favorables à un fondement physiologique. Il ne propose pas une prise en charge systématique des patientes, mais plusieurs options selon les cas : soin d'une infirmière à domicile qui alimente la jeune fille de façon régulière ou séparation de l'environnement familial, réponses ad hoc en fonction des situations familiales, mais nécessitant toutes une aisance financière. Plus tard, les propositions thérapeutiques dérivent à la fois de la théorie clinique de l'anorexie, de l'opinion commune à son égard - le manque d'autorité de la famille - et aussi des prises en charges médicales possibles. En effet, les médecins considèrent le plus souvent qu'il faut retirer la jeune fille à ses parents ; l'exercice de l'autorité médicale, jugée supérieure à celle de la famille, suffit à rétablir l'alimentation. Pourtant, la question de savoir où placer les jeunes filles reste ouverte et nombre de praticiens craignent de voir développer des asiles privés, lucratifs.
Quand Emma Bovary refuse de manger
En marge des théories médicales, Emma Bovary trace un portrait exemplaire de l'une de ces jeunes filles de l'époque victorienne qui refuse de s'alimenter. Dans le roman de Flaubert, l'enfance d'Emma baigne dans un univers de nourriture, gouverné par les mêmes valeurs qui régissent la société. Au banquet de la Vaubyessard, les élites sociales ont « le teint de la richesse, ce teint blanc que rehaussent la pâleur des porcelaines, les moires du satin, le vernis des beaux meubles et qu'entretient dans sa santé un régime discret de nourritures exquises » (vol. 1, p. 591). A ce « régime discret », Emma soumet son corps, déçue par un mariage qui ne lui apporte qu'insatisfactions. « C'était surtout aux heures des repas qu'elle n'en pouvait plus, dans cette petite salle au rez-de-chaussée avec le poêle qui fumait, la porte qui criait, les murs qui suintaient, les pavés humides : toute l'amertume de l'existence lui semblait servie dans son assiette, et à la fumée du bouilli, il montait du fond de son âme comme d'autres bouffées d'affadissement. Charles était long à manger ; elle grignotait quelques noisettes, ou bien appuyée sur un coude, s'amusait avec la pointe de son couteau à faire des raies sur la toile cirée. » (vol. 1, p. 596). En femme du XIXe siècle, Emma est mineure ; pour s'accomplir, elle n'a d'autre alternative économique ou sociale que le mariage. Par erreur, l'héroïne avait perçu celui-ci comme un moyen de s'accomplir pleinement ; elle découvre alors le contrôle qu'elle peut avoir sur sa propre vie grâce à son régime alimentaire. Refuser la nourriture devient un moyen symbolique de répudier son statut et son rôle dans la vie, et surtout un moyen efficace de contrôler Charles, qui envisage un moment de quitter la région si sa santé ne s'améliore pas. Lorsqu'elle cède à Rodolphe, elle perd le maigre pouvoir qu'elle a acquis sur elle-même et sur son environnement. En un sens, la scène de son suicide, où elle absorbe de l'arsenic par poignées, renverse le rapport à la nourriture qu'elle avait jusque-là développé.
L'apport de Charles Lasègue
Comme anorexique mariée, Emma reste cependant une exception. Certes, Flaubert a bien perçu les ressorts psychologiques liés à la maladie, dimension ignorée par William Gull. Le facteur psychologique est en revanche décrit par le médecin aliéniste Charles Lasègue. Chef de médecine clinique à La Pitié, il fait, en 1873, la description d'une forme d'anorexie, qu'il appelle gastrique ou hystérique, à partir de cas cliniques étudiés dans sa pratique privée. Il repère très tôt les formes de conflits intrafamiliaux entre l'adolescente et ses parents. Devant le refus de s'alimenter, les parents proposent une alternative, soit en offrant à la fille une nourriture désirable, soit en faisant valoir que manger est une expression de l'amour filial. Dans un deuxième temps, le refus de s'alimenter devient le seul objet de préoccupation de la famille ainsi qu'une satisfaction de la jeune fille vis-à-vis de sa condition. Lorsque la détérioration physique de la jeune femme devient par trop patente, et que la crainte de la mort qui agite sa famille la gagne, elle choisit le plus souvent de se soumettre partiellement de façon à éviter le pire sans abandonner ses convictions. Charles Lasègue n'offre pas de solution thérapeutique, mais remarque seulement la difficulté qu'il y a à rétablir une alimentation normale chez la jeune fille et la femme adulte.
Dans l'étiologie de la maladie, Lasègue avait noté « les projets de mariage avérés ou imaginaires ». Dans l'environnement bourgeois de la fin du XIXe siècle, les enfants moins nombreux reçoivent davantage d'attention parentale, en attendant l'âge du mariage ; néanmoins, la fille du XIXe siècle reste un instrument important d'aspirations familiales. A une époque où l'alimentation est jugée importante dans l'économie familiale, à la fois comme un moment privilégié de la vie de famille, mais aussi comme un moyen de valoriser ou de punir l'enfant ; à un moment où l'enfant devient l'objet constant de l'attention de la mère, à qui revient la lourde responsabilité d'en faire une femme accomplie ; à une époque, enfin, où la société offre un modèle de femme adulte sujet à la maladie et à la fragilité, la fille anorexique choisit, parmi les comportements possibles, le plus efficace dans sa famille, puisque les parents répondent à son refus de s'alimenter en offrant toujours davantage d'affection et de nourriture. En un sens, c'est la société qui contraint la jeune fille à des troubles alimentaires, et on peut parler à cet égard de « trouble ethnique », forme de réponse pathologique aux contradictions d'une société.
Une parenté avec la chlorose de l'adolescente
Une fois identifiée, l'anorexie nerveuse s'apparente à une autre maladie de l'adolescente, la chlorose. Forme d'anémie appelée ainsi en raison de la nuance verte qui, prétendument, marquait la peau de la patiente, la chlorose est bien connue et identifiée par les médecins, qui lui ont trouvé une thérapie efficace sous la forme de sels ferreux : elle représente, avant sa disparition dans les années 1920, une forme normale de la maturation sexuelle de l'adolescente. La « maladie verte » caractérise dès le XVIe siècle une affection dont les symptômes incluent la faiblesse, les troubles alimentaires, l'aménorrhée et le changement de couleur de peau ; la médecine offre alors comme thérapie la saignée, le régime, l'exercice ou encore le mariage. De façon curieuse, la maladie persiste en dépit de profondes évolutions dans les conceptions de la puberté et de la menstruation. Des dérèglements de la menstruation aux troubles alimentaires, d'une maladie du foie à celle du sang, la maladie des vierges s'est constamment adaptée à travers l'histoire pour se conformer aux modes médicales. Mais les idées sous-jacentes sur le corps féminin ou le besoin de réguler la sexualité des jeunes femmes ont peu changé.
L'anorexie religieuse du moyen age
En quittant l'histoire longue des théories médicales, on peut tenter une histoire des « façons anorectiques d'être au monde » (Jacques Maître) et du refus de s'alimenter des femmes dans le temps, qu'il faut comprendre dans le cadre socio-culturel où ce langage prend son sens. Les anorexies religieuses des époques médiévale et moderne relèvent de cette catégorie. Au Moyen Age, la nourriture constitue un symbole et une pratique au cœur de la théologie et de la dévotion chrétienne, plaçant le repas de l'eucharistie au centre du rituel chrétien. Dans ce cadre, pourtant, l'alimentation concernait davantage la piété féminine que masculine ; le jeûne en effet est prédominant dans la vie des saintes, comme il caractérise la plupart des contes moraux concernant des femmes.
On peut apporter une explication culturelle à la valeur accordée à cette pratique : dans ces sociétés, les femmes jouent un rôle prépondérant sur la préparation et la distribution de nourriture, qui explique leur place particulière dans les contes moraux. En outre, le jeûne donne aux femmes médiévales un contrôle sur elles-mêmes et sur leur environnement. Dans le débat sur l'existence des menstrues de la Vierge Marie, les théologiens reconnaissaient déjà que le jeûne entraînait chez les saintes la suppression du sang menstruel, voire leur appétit sexuel. Par le jeûne, les femmes résistaient également à leurs familles - notamment au moment du mariage - et aux autorités ecclésiastiques, jugées corrompues, qui détenaient un pouvoir abusif sur l'eucharistie. Plus profondément, ces pratiques de jeûne s'inscrivent dans la symbolique que la femme revêt au Moyen Age.
L'anorexie a une histoire longue, inscrite dans le rapport des femmes à une société qui donne sens à leur corps, aux valeurs qui sont attachées à ce corps, à sa sexualité et à son alimentation. Depuis vingt ans, la recrudescence des cas d'anorexie parmi les jeunes femmes occidentales - on a même parlé d'épidémie anorexique - s'explique par les valeurs contradictoires proposées par la société d'abondance : idéal de minceur, nourriture excessivement riche. Au-delà des représentations du corps et de la nourriture, c'est peut-être aussi dans l'ambiguïté des résultats de la « révolution féministe » qu'il faut chercher les causes de l'ampleur du phénomène : en effet, l'autonomie et l'égalité des femmes, régulièrement réaffirmées, sont encore aujourd'hui loin d'être réalité, plaçant les femmes dans une situation tacite d'infériorité, en dépit des attentes qu'elles expriment.
Bibliographie :
Joan J. Brunberg. Fasting girls. The emergence of anorexia nervosa as a modern disease. Cambridge (Mass.), Londres, Harvard University Press, 1988.
Catherine Walker Bynum, « Fast, feast, and flesh : the religious significance of food to medieval woman », Representations 11, summer 1985, pp. 1-25 ; id. « Jeûnes et festins sacrés, les femmes et la nourriture dans la spiritualité médiévale ». Paris, les éditions du Cerf, 1994 (trad. de l'angl. , 1re éd., 1987).
Richard A. Gordon. « Anorexie et boulimie : anatomie d'une épidémie sociale ». Paris, Stock-Laurence Pernoud, 1992 (trad. de l'am., 1e éd. 1990).
Helen King. The diseases of virgins. Green sickness, chlorosis, and the problems of puberty. Londres-New York, Routledge, 2004.
Jacques Maître. « Anorexies religieuses, anorexie mentale ». Essai de psychanalyse sociohistorique : de Marie de l'incarnation à Simone Weil. Paris, les éditions du Cerf, 2000.
Patricia A. McEarchern. Deprivation and power : the emergence of anorexia nervosa in nineteenth-century France. Wesport (Conn.), Greenwood Publications, 1998.
Gustave Flaubert, « Madame Bovary » in oeuvres completes, 2 vol. Paris, éditions du Seuil, 1964.
Honoré de Balzac, « Pierrette », Paris, Garnier-Flammarion, 1967.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature