Des fléaux aux épidémies
L'histoire des troubles des conduites alimentaires, écrite habituellement par des hommes, relate que la première patiente est Eve, qui fut à l'origine de tous les problèmes en croquant la pomme. Le terme anorexie, du grec « an » (préfixe privatif) et « orexein » (désirer), désignait dans l'Antiquité une lassitude générale. Cependant, ce mot fut déjà utilisé par Galien dans son sens spécifique actuel d'une perte d'appétit ou d'un refus de nourriture.
Jusqu'à l'époque moderne, l'anorexie était conçue comme un symptôme dans diverses affections mais pas comme une maladie à part entière. Les cas de restriction alimentaire sévère que nous connaissons au Moyen Age sont souvent observés dans un contexte d'ascétisme religieux. De nombreuses saintes observèrent des jeûnes rigoureux, comme sainte Catherine de Sienne (1347-1380), décédée à 33 ans, qui avait pratiquement cessé de s'alimenter et s'imposait de multiples privations et actes de contrition.
Un autre exemple est sainte Marguerite de Hongrie (1242-1271). Voulant échapper à un mariage imposé, elle se mit à mener une vie ascétique, marquée par le jeûne, les privations de sommeil et un travail épuisant, et mourut à l'âge de 28 ans. Il est bien sûr difficile de savoir s'il s'agissait d'authentiques cas d'anorexie mentale.
La fille de M. Duke
La première description clinique détaillée d'un cas d'anorexie mentale est attribuée au médecin anglais Richard Morton. Dans son traité « Phtisiologia seu exercitationes de Phtisi », publié à Londres en 1689, il définit les différents processus pathologiques qui causent une réduction de la masse corporelle. L'une des causes est la « consomption nerveuse » causée par la tristesse et des soucis anxieux, sans cause organique. Morton relate l'issue fatale de « l'atrophie nerveuse » dont souffrait la fille de M. Duke. Elle devint aménorrhéique à l'âge de 18 ans, en juillet 1684, à la suite « d'une multitude de soucis et de passions de l'esprit ». Son appétit diminua et elle se fit remarquer en hiver en s'exposant au froid. Ce comportement est aussi observé chez les anorexiques d'aujourd'hui. Malgré son amaigrissement, la jeune fille restait hyperactive et passait la nuit à étudier ses livres, ce qui nous rappelle l'hyperactivité intellectuelle bien connue des patientes anorexiques. Des vomissements apparurent au printemps suivant. En deux ans, le corps hypothermique de la jeune fille avait acquis l'aspect d'un squelette recouvert de peau. La patiente refusait de coopérer avec le traitement et décéda.
La description de conduites anorexiques devint fréquente au XIXe siècle, tant dans la littérature populaire que dans les écrits médicaux. Dans le fameux « Struwwelpeter », un livre d'images éducatif destiné aux enfants, le psychiatre allemand Heinrich Hoffmann dépeint en 1845 l'histoire du Suppen-kaspar, un garçon qui ne veut pas manger sa soupe et finit par mourir d'amaigrissement. En 1859, William Stout Chipley, responsable d'un hôpital psychiatrique du Kentucky, rapporte des cas de « sitiomanie » chez des jeunes filles provenant de milieux aisés qui refusaient la nourriture et appréciaient l'attention dont elles bénéficiaient grâce à leur trouble. Un an plus tard, le Français Louis-Victor Marcé décrit dans sa « Note sur une forme de délire hypocondriaque consécutif aux dyspepsies et caractérisé principalement par le refus d'aliments » des jeunes filles d'âge pubertaire ayant la conviction délirante qu'elles ne peuvent et ne doivent pas manger et qui résistent par toutes sortes de stratagèmes aux tentatives faites pour les nourrir. Selon Marcé, il s'agit d'un trouble nerveux gastrique qui devient « cérébro-nerveux ».
Entre le XVIIe et le XIXe siècle, le diagnostic de chlorose était courant chez les jeunes filles. Cette maladie, observée souvent chez la jeune fille vers la puberté et rarement chez la femme mariée et l'homme, disparut mystérieusement au début du XXe siècle. Il s'agissait d'une teinte jaune verdâtre de la peau expliquée par une anémie par carence en fer. Cependant, il est probable que l'on appliquait souvent ce terme à des jeunes filles que nous appellerions anorexiques aujourd'hui.
Ernest Lasègue et William Gull
La « découverte » de l'anorexie mentale, en tant qu'entité clinique distincte, est attribuée conjointement à Ernest-Charles Lasègue en France et à William Withey Gull en Angleterre. Le débat habituel pour savoir auquel des deux revient la primauté de la découverte continue encore aujourd'hui.
Lasègue (1816-1883) est connu pour avoir laissé son nom au signe de Lasègue, témoin de l'irritation du nerf sciatique, et au syndrome de Lasègue-Falret, une forme de délire à deux. Avant de s'orienter vers la médecine, il enseigna la philosophie au lycée Louis-le-Grand où Charles Baudelaire figura parmi ses élèves. Décrit par ses contemporains comme un personnage spirituel, cultivé et anticonformiste, Lasègue travailla à Paris, à La Salpêtrière, à La Pitié et à Necker. Il fut élu à l'académie de médecine en 1876. Se fondant sur l'observation de femmes âgées de 18 à 32 ans, il publia en avril 1873 son article sur « l'anorexie hystérique » dans les « Archives générales de médecine ». Lasègue pensait que l'hystérie était la cause de la perte d'appétit et il soulignait le rôle pathogène de la famille immédiate. Huchard remplaça en 1883 le terme anorexie hystérique par « anorexie mentale », appellation qui s'est imposée en France jusqu'à nos jours.
Gull (1816-1890), né la même année que Lasègue, fut l'un des médecins les plus en vue de l'Angleterre victorienne. Il fit pour la première fois mention du syndrome anorexique en 1868 lors d'une conférence donnée à Oxford à l'occasion de la réunion annuelle de l'Association médicale britannique. Son discours fut publié le 8 août dans le journal médical« The Lancet ». Après avoir parlé initialement de « apepsie hystérique », Gull introduisit finalement le terme « anorexia nervosa », qui est aujourd'hui le nom de l'affection en anglais. Il écrivait en 1874 dans les « Transactions of the Clinical Society of London » : « J'ai utilisé le terme Apepsia hysterica mais Anorexia serait plus juste. L'absence d'appétit est due, je crois, à un état mental anormal. Nous pourrions qualifier cet état d'hystérique. Je préfère cependant le terme plus général nervosa. » Gull utilisa ainsi le terme anorexia nervosa dans son article paru dans « The Lancet » en 1888.
Comorbidité ?
Les articles de Lasègue et Gull servent encore aujourd'hui de base à la définition de l'anorexie mentale. Leurs critères (amaigrissement sévère, aménorrhée, absence d'étiologie organique) sont toujours considérés comme valides. Lasègue et Gull reconnurent l'origine essentiellement psychologique de la maladie et le rôle pathogène de la famille. Ils remarquèrent la prépondérance féminine des cas, ainsi que l'absence de plainte et l'indifférence des patientes. Influencé par l'esprit de leur temps, ils appelèrent d'abord l'anorexie « hystérique ».
Inches (1835-1919), le premier auteur à décrire l'anorexie mentale au Canada dans un article paru en avril 1895 dans les « Maritime Medical News », est intéressant par son étude de l'association entre l'anorexie mentale et la neurasthénie (on dirait aujourd'hui la dépression). Cette comorbidité reste débattue. Inches dégage les éléments de diagnostic différentiel que sont la forte volonté et l'hyperactivité dans l'anorexie. La description en 1914 par l'anatomo-pathologiste allemand Simmonds d'une atrophie de l'hypophyse chez une patiente morte de cachexie orienta un temps vers une étiologie organique, endocrinienne, et fit parler de « maladie de Simmond ». Il fallut quelques décennies pour que l'on reconnaisse la différence entre la véritable cachexie pituitaire et l'anorexie mentale, et que l'origine psychologique de cette dernière soit réaffirmée, par exemple dans l'article « Anorexia nervosa : a Metabolic Disorder of Psychologic Origin », publié par Farquharson et Hyland en 1938 dans le « Journal of the American Medical Association ».
Diverses théories psychanalytiques furent formulées après la Seconde Guerre mondiale. Parmi les évolutions récentes, on peut mentionner le DSM-IV, la nomenclature de l'Association américaine de psychiatrie, qui distingue deux types d'anorexie (un type dit restrictif, opposé à un deuxième type caractérisé par des crises de boulimie ou des vomissements provoqués). La boulimie n'a atteint que récemment le statut d'entité diagnostique psychiatrique. Le terme anglais « bulimia nervosa » n'a été créé par le psychiatre anglais Gerald Russell qu'en 1979.
Sissi anorexique
Les conduites anorexiques sont aussi observées chez des femmes célèbres qui sont exposées aux regards du public. Ainsi, Elisabeth, l'impératrice d'Autriche, immortalisée sous son surnom de Sissi, épouse de François-Joseph, accordait une importance extrême à l'image de son corps. Elle préfigure les mannequins et stars d'aujourd'hui qui, sous l'il constant des médias, doivent maintenir un corps parfait. Elle s'était fait installer des salles de gymnastique dans ses différents châteaux, comme la Hofburg à Vienne et Gödöll, près de Budapest. Au prix d'exercices sportifs quotidiens et d'un régime strict, elle parvint à maintenir toute sa vie son poids à 50 kilos environ pour une taille de 172 centimètres. Cet index de masse corporelle légèrement inférieur à 17 situerait Elisabeth dans une zone de maigreur limite, voire anormale.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature