L’amour est-il un produit toxique ?

Publié le 24/01/2007
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LA VÉRITÉ sortirait-elle de la bouche de Satan ? «Rien n’est trop cruel pour ceux qui aiment», décrète celui d’Ingmar Bergman*. De fait, quand l’un aime l’autre qui n’aime pas l’un, oui, sans aucun doute, ça fait mal. D’ailleurs, le destin du passionné est scellé dans son étymologie. Il semble condamné au moment même de son énonciation. Passion vient du latin «passio» qui signifie souffrir. Pour Alain, «il y a du supplice dans la passion». Rousseau, dans ses « Confessions », diagnostiquait cet état passionnel : «C’était de l’amour dans toute son énergie et dans toutes ses fureurs. Je ne décrirais ni les agitations, ni les frémissements, ni les palpitations, ni les mouvements convulsifs que j’éprouvais continuellement.»

Drogue douce et drogue dure.

La passion, ça secoue. Et rend accro ? Baudelaire, lui, a usé sa plume pour exprimer sa dépendance à l’opium, sa «noire idole». Plus proche de nous, le chanteur MC Solaar rappe son amour pour sa «drogue, sa dope, sa coke, son crack, son amphétamine, Caroline…». Tomber amoureux, affirment les scientifiques, provoque les mêmes réactions que la cocaïne. Et les aires cérébrales qui « s’allument » à la vue de l’être aimé sont les mêmes que celles qui sont stimulées par certaines substances, dont la cocaïne.

Pour le Dr Michel Reynaud, chef du département d’addictologie de l’hôpital Paul-Brousse, «l’amour est une drogue douce… en général», comme l’indique le titre de son livre **. «Nous sommes faits pour vivre des relations passionnelles et dépendantes, explique le psychiatre au “Quotidien”. C’est d’ailleurs ce qui permet à l’homme de construire un couple, maintenu pendant assez longtemps, afin de faire des bébés. Depuis la naissance, nous sommes programmés pour dépendre, d’abord de nos parents, puis d’une relation amoureuse. Après, chaque individu possède ses propres modalités d’attachement en fonction de son histoire personnelle et notamment de son rapport “sécure” ou “insécure” qu’il aura entretenu avec sa mère. Mais il n’y a addiction que lorsque la relation entraîne plus de souffrance que de bonheur.»

Alors, l’amour serait-il toxique ? Non, rassure Fernando Geberovich***, psychanalyste à Paris, spécialisé dans les pathologies d’addiction. Mais la passion amoureuse, elle, oui, peut l’être. La passion est pour lui une drogue dure «quand elle se caractérise par une relation asymétrique, c’est-à-dire quand l’objet de l’amour est lui-même indifférent à cet amour». Tout comme la drogue est indifférente à celui qui la consomme. Dans les deux situations, les protagonistes vivent une phase de «lune de miel». «Le premier flash du toxicomane a quelque chose à voir avec la rencontre amoureuse. Il y a d’un coup un excès, qui dépasse ce que le sujet peut normalement assimiler. C’est une expérience indescriptible. Elle est d’ailleurs tellement forte que le sujet n’imagine pas pouvoir la transmettre tout en ayant besoin de la raconter, afin de lui donner une véracité. Qui n’a pas lassé ses amis avec le récit, détails à l’appui, de la rencontre et des premiers moments partagés avec l’être aimé?» Dans les deux cas, encore, on retrouve les composantes de la notion de « trauma », explique le psychanalyste, à savoir «quelque chose qui fait effraction dans une vie, au-delà de ce que le sujet peut normalement maîtriser, qui détruit ses défenses. Quelque chose qui n’est pas subjectivable et qui produit une énergie non canalisable. L’autre se substitue à tout, à tout autre investissement. On oublie travail, loyauté, règles. Et on finit par se perdre pour l’autre qui, lui, se dérobe. Et quand les moments merveilleux, exaltants, du début deviennent de moins en moins nombreux, le “passionné” est toujours à la recherche du premier flash, nostalgique de quelque chose qui ne reviendra plus. Plus l’aimant éprouve de la nostalgie, plus il se sent dévalorisé, lessivé de son autoestime, et plus l’autre devient objet d’un “besoin”. Le sujet est alors convaincu que, sans l’objet de son amour, la vie n’a pas de sens et qu’il ne peut plus vivre sans lui. Dans l’addiction à la drogue comme dans la passion, l’absence est non pas source de déplaisir mais de douleur». Certaines personnes seraient-elles plus exposées que d’autres ? «Chez les personnes qui reproduisent ce schéma, en vivant des passions successives, on peut envisager une disposition, une tendance à la dépendance. On retrouve certaines configurations familiales, mais on ne peut en aucun cas faire sur cette seule base une prédiction.»

Excès d’absence.

Alors vient le manque. «La douleur psychique est à la fois insupportable et insaisissable car elle est partout. On ne peut pas la localiser dans une zone du corps, comme dans le cas d’une douleur physique. Et l’autre, même par sa présence, ne peut combler le sujet, ni encore moins apaiser durablement cette douleur car il ne donnera plus jamais ce qu’on attend de lui. De la même façon, le toxicomane pourra prendre autant de drogue qu’il voudra, il n’en aura jamais assez.»

Le temps de la rupture semble alors plus facile pour le passionné que pour le drogué. «Quand un toxicomane accepte un sevrage, avec un accompagnement et dans des conditions de sécurité suffisantes, je suis assez confiant. Le thérapeute peut en effet faire alliance avec la partie du sujet qui, activement, veut guérir. Alors que, dans la passion amoureuse, l’éconduit subit brutalement et passivement la rupture, qu’il ne souhaitait pas le moins du monde; il n’a développé aucune disposition active pour rompre. Alors, si la mélancolie menace, l’abandon peut provoquer une chute dans un trou sans fond et le suicide peut même être une issue possible.» Tandis que le drogué peut mourir d’un excès de présence de l’objet de ses pensées (overdose), le passionné, lui, peut trépasser d’un excès d’absence de cet objet.

La rupture en trois lignes.

Aux Etats-Unis, des unités dédiées aux « accros de l’amour » ont été développées au sein de cliniques spécialisées dans les dépendances, pour les aider au « sevrage passionnel ». Toutefois, les bonnes vieilles recettes demeurent, sur notre vieux continent comme partout dans le monde, probablement. Sonner à la porte de son/sa meilleur(e) ami(e) en pleine crise d’angoisse nocturne, se réfugier dans le chocolat (généralement les filles) ou dans la bière (plutôt les garçons).

Le conseil de Fernando Geberovich tient en trois lignes : la rédaction d’une lettre de rupture, brève – pas plus de trois lignes –, qui énonce la rupture, sans plus. «Sinon, on tombe dans l’autojustification.» Dont acte. «Mais si “l’autre” est encore là, je ne sers à rien. C’est extraordinaire, l’étendue du masochisme humain. Le sujet s’accroche à l’autre, comme si la souffrance était une preuve de sa propre existence. La souffrance prend la place d’un ersatz de la preuve d’amour chez le sujet (que l’objet d’amour ne peut donner) . Et plus on souffre, plus on est accro.» Parole de psychanalyste. Mais qui la contredira ?

* « L’OEil du diable » d’Ingmar Bergman, 1960.
** « L’amour est une drogue douce… en général », du Dr Jean-Michel Reynaud, Robert Laffont.
*** « No Satisfaction », de Fernando Geberovich, Albin Michel.

> AUDREY BUSSIÈRE

Source : lequotidiendumedecin.fr: 8091