« Ce monde qui vient », d'Alain Minc

L'Amérique redécouverte

Publié le 22/11/2004
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> Idées

REPRENANT la vieille formule d'Hubert Védrine, « l'hyperpuissance », les Français continuent de voir les Etats-Unis comme l'était l'Empire britannique au XIXe siècle : conquêtes territoriales, main-mise sur les marchés, subtile répansion d'un modèle culturel qui est depuis longtemps universel.
Très gourmand de paradoxes, Alain Minc tente de démontrer que, loin de ressembler à une force expansionniste, les Etats-Unis sont devenus le « pays-monde ». C'est principalement sur le terrain démographique et universitaire que se place cette affirmation. Une révolution qui apparaît à travers une immigration de toutes origines, en particulier hispanique et asiatique, est en train de transformer le « Nouveau Monde » en un « autre monde » : quiconque est allé, même très peu de temps, dans une université états-unienne a pu constater de visu l'émergence d'une Amérique du troisième type mais avec les Indiens à la place des Juifs, les Chinois remplaçant les Wasps et les Hispaniques se substituant aux catholiques irlandais. Finie la bonne vieille image de l' Alma mater, pays refuge des crève-la-faim, des persécutés, des humiliés de la vieille Europe. Les Etats-Unis absorberont de plus en plus les représentants de pays riches, le pays deviendra aussi le savoir-monde, renvoyant dans le passé les éternelles discussions sur le melting-pot. Indiens et Chinois feront partie de l'élite scientifique ; inversement, le pays s'enrichira d'une immigration déjà sans pareille, sans avoir besoin d'aller guerroyer dans les contrées reculées de la planète.

Un paradis technologique.
On reconnaît là les éléments déjà exprimés, par exemple par Jean-François Revel ou Guy Sorman, dans la thèse de la « révolution conservatrice » : c'est l'Amérique qui bouge et l'Europe qui reste figée dans ses vieux schémas comme le montre une construction de l'Europe qui tire à hue et à dia. Ce sont d'ailleurs les peuples issus de cultures non européennes qui, dès maintenant, ont pris une importance sans égale sur le pays : les Noirs et les Hispaniques (dont le lien avec la vieille Espagne n'est plus que linguistique) occupent des postes clés au gouvernement, les Asiatiques se sont depuis longtemps installés au cœur des élites. Aujourd'hui, dit l'auteur, sur les 600 000 étudiants, plus de la moitié sont asiatiques et, surtout, l'attrait de ce paradis technologique est tel que, contrairement aux étudiants européens, 14 % seulement des Chinois retournent ensuite dans leur pays.
Il y aura bien, concède Minc, un rouleau compresseur américain, celui qui crée une sorte de culture commune en matière de business et de gestion. Ce qui va se répandre sur le monde, c'est la communauté, le réseau des étudiants ayant fréquenté les mêmes écoles, le « old boy's network ». Et à défaut d'être convaincante, la thèse se résume en une conclusion bien envoyée : « Les militants d'extrême gauche se trompent d'enjeux quand ils fantasment sur les productions d'Hollywood, la toute-puissance de "Friends" et autres séries télévisées venues d'outre-Atlantique. C'est à Harvard, à Berkeley, à Stanford que se dessine la future cartographie du pouvoir mondial. »
Dure tâche que celle du prophète, qui, voulant prendre de vitesse les autres, est amené à annoncer tout et son contraire. L'Amérique, on le voit, ne sort pas affaiblie du choc du 11 septembre 2001*, elle a montré qu'elle pouvait aller frapper avec une rapidité inouïe tout agresseur (fût-il un autre que celui qui la menaçait vraiment). On croyait pourtant que c'était par son rayonnement intellectuel que ce pays allait absorber le monde. Alain Minc prend beaucoup de temps à nous expliquer que le pays d'Edison avait rejeté les croyances rationnelles mais que la moitié du pays croyait... aux anges. Est-ce là un signe de force ? Le pays-cerveau mondial ira bien de temps en temps corriger quelque élève chahuteur, mais les braves boys seront vite rapatriés.

La faiblesse de l'Europe.
Pour Minc, la vraie faiblesse est de ce côté-ci de l'Atlantique : « L'Europe ne peut échapper à l'invention d'un nouveau modèle, sous peine d'être marginalisée par la nouvelle Amérique, et par l'univers asiatique... »
Ses mises en garde n'en semblent pas moins avisées : éviter un noyau dur France-Allemagne qui rejetterait en particulier une Espagne en pleine ascension et ferait des derniers adhérents à l'Europe les plus récents esclaves. Eviter de réussir l'immigration et de rater l'intégration, deux domaines où seul le Canada réussit. Créer un « Eurocœur » plus fort que les euro-institutions qui ont du mal à se mettre en place. Et puisqu'un monde vient, essayer de l'apercevoir en plissant les yeux. On appelle ça l'astrologie.

* Jouant aussi dans le registre des Cassandre, et allant dans le sens de la nouvelle « Doxa », Emmanuel Todd annonçait après le 11 septembre un effondrement de l'empire Bush. Gallimard, août 2002.
Alain Minc, « Le monde qui vient », essai Grasset, 145 p., 9 euros.

> ANDRÉ MASSE-STAMBERGER

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7637