L'Amérique qu'il nous faudrait

Publié le 07/10/2003
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L'Europe ne peut pas ignorer l'Amérique : elle constitue un point d'ancrage de notre civilisation, elle demeure le modèle de l'économie marchande et de la société de consommation et, en dépit de « l'exception française », elle a une influence déterminante sur la culture mondiale.

Avec l'élection de George W. Bush, elle a rejoint un extrême idéologique, connu sous le nom de néoconservatisme, qu'on pourrait appeler plus judicieusement ultraconservatisme : bien avant les attentats de New York et du Pentagone, personne n'ignorait que la nouvelle administration se moquait de l'environnement, militait contre l'avortement en interdisant de facto le planning familial dans les pays pauvres et entendait résoudre bon nombre de problèmes mondiaux par la seule mise en œuvre de l'hégémonie américaine.

Pas de différence ?

Beaucoup de commentateurs continuent d'affirmer qu'il n'existe aucune différence entre M. Bush et ses prédécesseurs, et que même le démocrate Bill Clinton ne se comportait pas de manière moins impérialiste que son successeur. C'est faux, ne serait-ce que parce que le mot d'ordre presque officiel de l'administration Bush est de faire systématiquement le contraire de Clinton. Mais aussi parce que la préoccupation de l'environnement, des nouvelles technologies, la compassion pour le tiers-monde, l'hésitation à recourir à la force (hésitation coupable en ce qui concerne Ben Laden en Afghanistan) existaient à un degré élevé dans le précédent gouvernement des Etats-Unis.
Jacques Chirac a très vite compris que l'arrivée de M. Bush à la Maison-Blanche traduisait une rupture diplomatique par rapport au passé ; il a décelé la volonté des néoconservateurs de puiser dans les ressources immenses de la superpuissance ; il a été en outre agacé par l'arrogance américaine et lui a opposé une autre forme d'arrogance.
Un autre leader européen, Tony Blair, a assisté au changement de la garde à la Maison-Blanche et décidé de transférer à M. Bush toute l'amitié que lui inspirait M. Clinton, en feignant, en quelque sorte, de ne voir de l'Amérique que ces constantes auxquelles nous venons de faire référence plutôt que son virage idéologique en épingle à cheveux. Paradoxalement, l'assaut frontal conduit par la France contre l'unilatéralisme américain a convaincu M. Bush qu'il n'obtiendrait rien de l'ONU, même s'il a ruiné les ambitions européennes de M. Blair, battu à plate couture par une diplomatie française plus bavarde qu'active, mais triomphante en ce qui concerne l'Irak.
En définitive, toute politique dépend de son succès ou de son échec. Les Américains ont remporté une guerre éclair en trois semaines, mais n'ont pas su du tout gérer l'après-guerre. De sorte que M. Bush, qui n'a même plus les moyens de financer l'occupation de l'Irak, retourne sous la contrainte à une forme provisoire de multilatéralisme. Et la France, qui a remporté au moins une manche dans ce match en plusieurs rounds, lui mène la vie dure.

Interdépendance

Il demeure que nous ne pouvons pas nous passer de l'Amérique : sa croissance rebondit et a permis à nos gouvernements d'annoncer pendant environ une semaine que l'Europe bénéficierait de cette croissance. Puis la conjonction des deux grands déficits américains (budget et commerce extérieur) a sapé le dollar, ce qui a démoralisé nos marchés d'actions et soulevé un doute durable sur notre propre croissance. C'est assez dire combien la France, l'Europe et le monde dépendent de l'Amérique.
L'ambition de la France de modifier les comportements de son alliée n'est nullement excessive, sinon toujours prudente. Mais peut-on vraiment changer M. Bush ? De toute évidence, la grande faiblesse du dollar est utilisée comme un levier économique et traduit, elle aussi, l'influence des Etats-Unis. Un président américain n'est confronté à aucune des contraintes auxquelles se soumettent traditionnellement les autres gouvernements des pays industrialisés, en dehors de cette autre « exception française » qui a autorisé Jean-Pierre Raffarin à ignorer le pacte de stabilité européen. Tant qu'il n'est pas obligé de se conformer à la réalité du terrain (par exemple en Irak où, pour le moment, il ne sait pas vraiment quoi faire), M. Bush n'en fait qu'à sa tête.
Inutile de dire comment les Français seraient reçus à Washington s'ils demandaient, même poliment, à M. Bush de diminuer ses dépenses et de faire remonter le dollar. La vanité de nos efforts pour contrer les Etats-Unis est décelable partout, encore en Irak, dans l'absence de débat sur l'environnement, et même à l'ONU, qui ne peut pas à la fois prendre l'Irak en main et rappeler le personnel qu'elle y a envoyé. Enfin, au moment où nous ne respectons plus les critères de Maastricht, où même l'Allemagne lance des réformes que nous osons à peine imaginer, où nous sommes très affaiblis sur le plan économique et social, notre crédibilité diplomatique est quelque peu diminuée. Certes, Jacques Chirac a empêché Tony Blair de prendre le leadership européen, mais il ne s'en est pas emparé non plus, en dépit des alliances qu'il essaie de former.
Si notre diplomatie n'est pas efficace, c'est aussi à cause de notre pratique de la douche écossaise : M. Chirac se jette dans les bras des Américains au lendemain du 11 septembre 2001, et un an plus tard, il se dresse contre eux à la manière d'un gouvernement soviétique.
Ce qui n'enlève rien au bien-fondé des principes qui régissent nos démarches diplomatiques : le multilatéralisme, la guerre en dernier recours, la prise en compte du sort des pays pauvres, l'indispensable réflexion sur l'environnement... C'est peut-être la manière que nous n'avons pas et il nous semble en tout cas que M. Chirac, qui rappelle sans cesse ses séjours aux Etats-Unis et son amour pour ce pays, n'en comprend pas vraiment les ressorts. On devait craindre, après les attentats du 11 septembre, que M. Bush réagirait non seulement en Afghanistan (ce qui était parfaitement justifié) mais ailleurs ; dans la lutte contre le terrorisme, rien ne nous distingue des Américains, sauf le choix des cibles. Le problème de la sécurité se pose de la même manière dans le monde entier depuis que le fondamentalisme s'en prend indistinctement aux pays non musulmans et aux régimes musulmans qui lui déplaisent (à peu près tous).

Un général candidat

Les Etats-Unis et la France ne se rapprocheront vraiment que si M. Bush quitte le pouvoir. Pour le moment, rien ne permet de croire qu'il sera battu aux prochaines élections. On commente beaucoup la candidature du général Wesley Clark, l'homme qui a bombardé la Serbie, mais bien qu'il réunisse quelques atouts formels (il porte beau, il est cultivé), il a déjà commis des erreurs dans ses propos de début de campagne. On dit qu'il est soutenu par le camp Clinton, peut-être parce qu'il choisirait Hillary comme candidate à la vice-présidence, s'il était investi par le parti démocrate. Ce ne sont que des spéculations. Les démocrates sont très divisés et en dehors de Howard Dean, ancien gouverneur du Vermont, Wesley Clark est le seul à avoir désapprouvé depuis le début l'invasion de l'Irak.
Ce qui est sûr, c'est qu'il nous faut une autre Amérique, soit parce que M. Bush se libérerait des influences néoconservatrices (il l'a fait très partiellement), soit parce qu'un démocrate, mais de calibre élevé, serait élu. Des relations moins agitées entre Paris et Washington, entre l'Amérique et l'Europe, sont en tout cas indispensables. Et pour ne pas nous lancer sabre au clair contre le moulin américain, nous souhaiterions qu'il soit habité par un courant de pensée plus traditionnel.

Richard LISCIA

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7399