Entretien avec Jorge Semprun

« L’Allemagne est la terre de l’héritage européen »

Publié le 21/04/2010
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La vie de Jorge Semprun épouse le XXe siècle. Et en traverse les catastrophes. Jeune résistant en France, il est déporté au camp de Buchenwald. Cadre clandestin au sein du parti communiste espagnol, il fera l’objet d’une exclusion au début des années soixante. Dès le début, la culture le sauvera du politique. Sa pratique de l’allemand, du français lui ouvre les portes de la philosophie, de la littérature. Plus tard, le cinéma, grâce à Alain Resnais puis Costa Gavras apporte à l’exilé la gloire et la reconnaissance. Avant le succès littéraire avec l’Écriture ou la vie. La politique le rattrapera toutefois. Il sera nommé ministre de la Culture dans le gouvernement de Felipe Gonzales. Mais au-delà de ce parcours proprement romanesque où le pire n’est jamais sûr et où il s’agit de jouer avec les ruses de l’Histoire, se cache derrière les multiples identités et les allers et retours entre les langues un véritable Européen. Qui déclare dans son dernier livre* sa flamme à l’Allemagne et à l’Europe. Et n’oublie rien, surtout pas les camps nazis ou staliniens où ces morts ont trouvé une tombe nichée au creux des nuages. Pour mieux construire un avenir commun.
Décision Santé. Le 11 avril dernier, vous étiez à Buchenwald, dites-vous, présent pour la dernière fois au cinquante-cinquième anniversaire de la libération des camps nazis. Quel a été votre message ?

Jorge Semprun. Pour cette commémoration, les officiels ont invité les vétérans de la troisième armée américaine. Cette édition revêt un aspect particulier parce qu’a été également évoqué le souvenir de la présence d’enfants juifs dans le camp de Buchenwald, juste avant la libération. Ces enfants avaient été évacués des camps de concentration. Et se trouvaient donc à Buchenwald. Lorsque je parle de dernière fois, ce n’est pas tant que je redoute de mourir avant le prochain anniversaire. Mais je ne me rendrai plus sur la place d’appel de Buchenwald dans ce froid glacial de l’Ettersberg, toujours présent dans ces jours d’avril. J’ai donc rappelé dans mon discours que les deux premiers Américains à libérer le camp de Buchenwald s’appelaient Egon W. Fleck et Edward A.Tenenbaum. Le camp était alors toujours en pleine activité. Simplement, les commandos extérieurs ne sortaient plus en raison de la présence aux alentours des Américains. Ce sont donc deux juifs américains, ironie de l’histoire, pied de nez ontologique, qui sont les premiers à franchir la porte du camp. Dans leur rapport préliminaire rédigé le 24 avril 1945, ils trahissent d’ailleurs leur origine germanique en employant des mots allemands. Ce rapport tranche par ailleurs définitivement une polémique qui a surgi après la libération des camps. Les communistes ont exalté le rôle joué par l’insurrection intérieure. À droite, on minimisait cette action. Or, dans ce rapport, ces deux Américains décrivent leur émotion devant des centaines d’hommes en armes. Ce sont les déportés de Buchenwald. Et confirment donc le rôle de la résistance. Il faut, au-delà des vicissitudes de l’Histoire, rendre hommage à ces communistes allemands, déportés dès 1937 qui ont tenu moralement et politiquement. Comment par ailleurs oublier que les commandos de choc de l’armée américaine étaient composés surtout de Noirs et d’Hispaniques. Enfin, cette terrible histoire appartient désormais à ces enfants juifs, libérés en 1945.

D. S. Revenons à ce livre qui vient de paraître. Il célèbre l’héritage culturel allemand dans la conscience européenne, davantage que celui de la France ou de l’Espagne. Pourquoi ce choix ?

J. S. On peut avancer une raison biographique. J’ai appris l’allemand avant le français en Espagne suite au conseil de mon père. L’allemand pour moi est la langue de la sortie de l’adolescence, de la maturation. C’est surtout une langue philosophique. Je voulais alors devenir philosophe. L’Allemagne est la terre de l’héritage européen. Dans cette Europe à venir, les nations sont appelées à se maintenir. Mais j’espère beaucoup de l’élan donné au concept de supranationalité. C’est pourquoi je reviens dans ce livre à plusieurs reprises sur la conférence d’Edmund Husserl prononcée en 1935 où, pour la première fois, cette idée est clairement énoncée.

D. S. Il y a aussi une célébration de la culture juive. Comment expliquer ce vif intérêt ?

J. S. C’est la force de la réalité. On ne peut énumérer les penseurs ou les écrivains importants de cette époque dans la Mitteleuropa qui a disparu, ensevelie sous les décombres, sans relever leur origine juive. La période juste avant l’apparition du nazisme est marquée par cette fusion entre la culture allemande et la culture juive. Ce que certains ont appelé au XIXe siècle la nouvelle Jérusalem. Aujourd’hui c’est en anglais ou en hébreu que les héritiers de cette histoire s’expriment. Mais il y a pour moi un manque.

D. S. Pour autant, la référence aujourd’hui est plus du côté d’Heidegger aux accointances nazies que du Juif Husserl ?

J. S. Pourquoi la pensée de Husserl en Allemagne, associant humanisme, rationalisme libéral ou celle de Léon Brunschwig en France, sont aujourd’hui désuètes par rapport à la modernité de Heiddeger, appel aux forces obscures ? J’étais amené à m’interroger sur cet état de faits à la suite de la lecture du livre de l’historien Marc Bloch, l’Étrange défaite. Dans ces pages, il décrit le nazisme comme une modernité, illustré par son armée, sa technique, comparée aux vieilles structures bureaucratiques de la France démocratique. Autre lecture qui a nourri cette idée, en 1934, Husserl d’un côté et Heidegger de l’autre écrivent un article autour de la même thématique, à savoir sur les missions de la philosophie allemande. Le texte de Husserl attribue à la philosophie les tâches traditionnelles. Celui de Heidegger est hallucinant. Il justifie non pas le nazisme, mais tout ce qui amène à cette idéologie, les pulsions de mort, la terre, le sang. On est là dans les ténèbres du siècle. Ce sillon doit être creusé pour dépasser ce simple constat.

D. S. Comment alors justifier cet optimisme sur l’avenir de l’Europe qui irrigue le livre ? Il n’y aurait pas de fatalité sur son déclin ?

J. S. L’Europe va mal depuis le début. De manière cyclique, elle est exposée à des crises de croissance. Par ailleurs, elle est soumise à une contradiction majeure entre une aspiration à la supranationalité et l’explosion des identités, l’intégration et la multiplication des États. Il faut aussi reconnaître qu’il n’y a plus de grand leader européen. Sans parler de la crise actuelle, plus grave que les précédentes. Qui pourrait aujourd’hui reprendre cette réponse de Felipe Gonzalez au retour d’une réunion des chefs de gouvernements européens : « Pour l’Espagne, cela ne s’est pas très bien passé, pour l’Europe le résultat est formidable ». En vérité l’Europe n’est pas condamnée au déclin. La construction d’une Europe à 27 est une tâche formidable. L’entrée des pays de l’Est en son sein a apporté un enrichissement, une diversité culturelle remarquable. Je ne vois pas cet enthousiasme traduit dans les discours politiques.

D. S. Le camp de Buchenwald a été pour vous une école de formation philosophique, grâce notamment aux séances du dimanche après-midi ?

J. S. Apprendre l’existence de cette fameuse conférence de Husserl de 1935 dans la baraque 56 de Buchenwald à côté du châlit où sont en train d’agoniser Maurice Halbwachs et Henri Maspero par un Juif autrichien qui dit s’appeler Lebrun, mais en fait se nommait Felix P. Kreisler, cela est très romanesque. C’était là le lieu le plus sûr. Parce qu’aucun SS le dimanche après-midi ne se rendait là près de l’ancienne baraque des latrines collectives, à côté de l’infirmerie.

D. S. Vous rappelez dans le livre comment Buchenwald après la guerre est devenu un camp stalinien jusqu’en 1950. Pourquoi ce lieu est-il idéal pour pe(a)nser l’Europe et construire son avenir ?

J. S. L’héritage est noir. Mais ce lieu transmet aussi l’idée d’une morale de résistance. À l’exception de la Grande-Bretagne, sont ici passés des citoyens de toute l’Europe avec l’idée d’un supranationalisme et de la présence de toutes les nationalités sous l’égide du communisme. L’Europe s’est construite contre les deux totalitarismes. S’il n’y avait pas eu la volonté d’en finir avec toutes les guerres, jamais on n’aurait eu l’idée d’édifier la Communauté économique du charbon et de l’acier (CECA). J’ajoute que l’Europe existera vraiment, lorsque dans une cérémonie du type de celle de Buchenwald, on évoquera aussi les morts du goulag.

Il faudrait faire découvrir aux jeunes Européens le roman écrit dès 1947 par David Rousset, Les jours de notre mort, et l’œuvre, la vie du tchèque Jan Patocka, mort après un interrogatoire musclé de la police communiste, après avoir été interdit d’enseignement par les nazis, puis par les communistes. Le jour de sa mort, la police ordonne aux fleuristes de fermer boutique. Ce jour-là, il n’aura pas été possible de fleurir sa tombe. Oui, voici désignés aux jeunes nos héros européens.

D. S. Votre vie est un roman…

J. S. C’est vrai, voire de plusieurs romans. Je dois vous avouer que cela me pose un problème comme romancier. Le roman est l’invention d’un monde. Or, j’emprunte des événements à la vie réelle pour les inclure dans un roman. Mes livres ont toujours une composante autobiographique même lorsque je ne le souhaite pas. Cette problématique est au cœur du prochain roman que je suis en train d’écrire où j’évoque la vie personnelle et sa traduction dans l’écriture.

D. S. Dans cette vie si riche, que regrettez-vous de n’avoir pas réussi ?

J. S. Je n’ai pas réussi à être philosophe, à gagner la bataille interne au sein du parti communiste espagnol et à faire triompher les thèses dites révisionnistes. Il m’est même arrivé d’en faire des rêves la nuit.

Une tombe au creux des nuages, essais sur l’Europe d’hier et d’aujourd’hui, Jorge Semprun, Éd. Climats, 330 p, 2010, 19 euros.

Propos recueillis par Gilles Noussenbaum

Source : Décision Santé: 264