PAR EMMANUEL HIRSCH* ET PIERRE LE COZ**
LE BIOPOUVOIR : Michel Foucault en avait parlé à la fin des années 1970. Bras armé de l’État, il gère les corps, les organes, les tissus, les cellules, les spermatozoïdes, les ovocytes, les gènes, les embryons surnuméraires… Ce biopouvoir existe. Il est apparu en France en 2005, une première en Europe. Son nom : Agence de la biomédecine. Nos vies et nos corps sont aujourd’hui entre les mains d’experts en biomédecine. Experts d’un genre nouveau, ils dictent le vrai, le juste et le bien aux transplanteurs, gynécologues-obstétriciens, généticiens, médecins de la reproduction, et même aux hématologues.
Les Français n’imaginent pas la quantité de professionnels de santé surveillés et contrôlés par cette agence éthico-scientifique. En réalité, il ne s’agit rien moins que d’un dispositif biopolitique multiforme et tentaculaire, redoutablement bien organisé, avec ses antennes hexagonales, ses délégués prêts à débarquer dans des réunions d’éthique sans y être conviés. Il leur arrive même d’empêcher à des conférenciers de s’exprimer dans des congrès internationaux quand ils pressentent que leur idéologie est en danger.
Nous savons de quoi nous parlons puisqu’il nous a été donné d’être membres du « Conseil d’orientation » de l’« Agence de la biomédecine ». Nous en avons tiré une impression suffisamment mitigée pour penser qu’il serait grand temps que les citoyens de notre pays se réapproprient les questions d’éthique liées à l’usage des éléments du corps humain. Et ce, avant la révision de la loi de bioéthique qui s’apprête à conférer encore davantage de pouvoir à l’Agence de la biomédecine.
En 2009, les états généraux de la bioéthique ont fait apparaître un besoin de transparence, de loyauté et de participation démocratique. Jean Leonetti, rapporteur des lois de bioéthique, a lui aussi préconisé l’ouverture de débats publics consacrés aux enjeux de société liés aux avancées de la biomédecine. Dès lors, comment comprendre une telle régression qui semble aller de pair avec un affaiblissement du Comité consultatif national d’éthique ? Depuis 1983, cette instance a démontré ce que pouvait être une réflexion éthique partagée. Elle a assumé une fonction de pédagogie sociale fondamentalement opposée à l’accaparement de l’éthique par des autorités morales confinées au sein d’une agence.
Il convient de préciser qu’à la différence du Comité national d’éthique, qui rend des avis, le conseil d’orientation de l’Agence de la biomédecine est doté du pouvoir de décider des recherches menées dans les domaines les plus sensibles comme, par exemple, les cellules souches embryonnaires ou celles du cordon ombilical.
Le 22 octobre dernier, le sociologue Daniel Benamouzig écrit dans un grand journal du soir : « L’éthique mérite mieux qu’une agence de la biomédecine ». Le 3 novembre, le vice-président de l’Assemblée nationale, Marc Le Fur, dénonce par voie de presse les prérogatives excessives que la future loi de bioéthique envisage d’accorder à l’Agence de la biomédecine. Il lance un appel avec 6 autres députés pour que les choix collectifs relatifs à l’éthique et au financement de recherche biomédicale demeurent le choix des Français et de leurs représentants.
Les chercheurs eux-mêmes s’interrogent sur les diktats souvent discutables des instances d’expertise de l’Agence de la biomédecine, sans oser pour autant rendre public leur désapprobation tant ils en sont dépendants dans l’exercice de leur activité. Un tel arbitraire interpelle, y compris les professionnels les plus respectueux des principes d’un État de droit.
Nous rejoignons ceux qui, aujourd’hui, tentent d’endosser une position critique au moment où le législateur semble se préparer à renforcer les pouvoirs déjà excessifs de l’Agence de la biomédecine. La bioéthique relève de valeurs et d’enjeux démocratiques trop essentiels pour être abandonnée à la gestion d’une instance, fut-elle dotée des meilleures compétences. Nous attendons que les parlementaires considèrent comme relevant de leurs responsabilités les délibérations et les choix en matière de bioéthique.
* Professeur d’éthique médicale, faculté de médecine, université Paris-Sud 11.
** Vice-président du Comité consultatif national d’éthique et département des sciences humaines, faculté de médecine de Marseille.
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