LA CRÉATION de l'Afssa, en 1999, première des agences mises en service pour appliquer la loi Kouchner du 1er juillet 1998 sur « le renforcement de la veille sanitaire et le contrôle de la sécurité sanitaire des produits destinés à l'homme », s'était faite dans la douleur, au plus gros des turbulences autour de l'affaire de l'encéphalopathie spongiforme bovine. Comme s'exclamait alors Bernard Kouchner : « Quel baptême pour une nouvelle agence ! »
C'est dans ce contexte de crise ouverte qu'échut au Pr Ambroise Martin la responsabilité de mettre en musique la compétence, l'indépendance et la transparence de l'expertise alimentaire. Directeur de l'expertise, en sa qualité de responsable de l'évaluation des risques nutritionnels et sanitaires, c'est ce professeur de nutrition (faculté de médecine de Lyon) qui mit en place les dix comités d'experts spécialisés (nutrition humaine, microbiologie, biotechnologie, encéphalopathies spongiformes subaiguës transmissibles, résidus et contaminants physiques et chimiques, alimentation animale, matériaux au contact des denrées alimentaires, additifs, santé animale, eaux) et les deux commissions (pharmacovigilance vétérinaire et autorisation de mise sur le marché des médicaments vétérinaires).
« Pour la première fois, nous avons lancé à l'époque des procédures d'appels d'offres, rompant avec les pratiques peu glorieuses de la cooptation. Nous avons instauré des critères d'excellence scientifique, analysé la formation académique et l'expérience des candidats, nous les avons soumis à une déclaration sur les éventuels conflits d'intérêt, par laquelle ils devaient indiquer les intérêts directs et indirects qui les liaient à l'industrie agroalimentaire. Si, depuis une trentaine d'années, les pouvoirs publics encouragent la collaboration entre scientifiques du privé et du public, il s'est agi de garantir totalement l'indépendance des experts. »
Sur les 850 candidatures initiales, 500 ont été retenues.
Aujourd'hui, les effectifs de ces experts atteignent le millier. Leur renouvellement intervient tous les trois ans, avec un turnover de l'ordre de 50 %.
S'il souligne les progrès accomplis dans ces procédures, le Pr Martin ne disconvient pas que des problèmes demeurent. A commencer par celui de la rétribution décente des expertises : « On verse actuellement des défraiements sur des bases symboliques qui permettent juste aux intéressés de ne pas en être de leur poche (nuit d'hôtel à 48 euros, repas à 12 euros) . Une vacation est payée 67 euros. »
La démarche d'expertise elle-même doit être améliorée, avec plus de consultations publiques, pour alimenter le débat en limitant la cacophonie. A ce jour, seuls deux rapports ont été mis en ligne à cet effet ( Listeria et agriculture biologique). La culture de la contradiction doit donc être poursuivie et intensifiée.
Une fonction non reconnue dans le cursus scientifique.
Infectiologue hospitalière, le Dr Muriel Eliaszewicz a succédé au Pr Martin en septembre 2004. Parfaitement consciente que le métier d'expert n'est absolument pas reconnu dans le cursus scientifique, qu'il lui est même préjudiciable, elle constate que le recrutement se heurte toujours à des difficultés, spécialement pour les seniors et dans des secteurs comme la toxicologie. A l'écoute des doléances, elle observe que le fossé se creuse entre les rétributions servies par son agence et d'autres instances, telle l'Autorité européenne de sécurité alimentaire, entraînant une démotivation croissante des équipes.
D'où l'intérêt de la démarche de certification en expertise que vient tout juste d'engager l'Afssa, une première du genre, confiée à la Cofrac. « C'est une procédure extrêmement lourde mais néanmoins nécessaire, estime le Dr Eliaszewicz. Les experts vont devoir passer entre les fourches caudines de cet audit extérieur sévère pour que puissent être mises en lumière et comblées les failles qui subsistent dans notre organisation. »
Cet « énorme boulot » devrait être mené à bien l'an prochain. A terme, c'est une « nouvelle mutation » qui en est attendue.
Pratiquement, les déclarations publiques d'intérêt devraient être renforcées, avec des actualisations bisannuelles effectuées sur l'Intranet de l'agence ; les modalités des expertises collectives vont aussi être revues, pour « screener » les erreurs et identifier les problèmes. Pour valoriser la carrière des experts, leurs travaux devraient en outre faire plus systématiquement l'objet de publications dans des revues scientifiques à comités de lecture.
Bref, face à une situation jugée « préoccupante » par les responsables (on évite de parler de crise comme dans le monde de la recherche), tout devra être fait pour que « les experts s'y retrouvent ».
Et l'expertise et sa fiabilité ? Pourra-t-elle être mise à l'abri des risques d'erreurs d'évaluation des risques ? La question est posée en particulier après la crise de l'ESB. Comme le note crûment le Pr Claude Got, « dépenser des milliards pour éviter une dizaine d'encéphalopathies alors que humains meurent de froid faute de logement, traduit des inadaptations profondes de notre organisation sociale qui ruinent le fondement éthique d'une politique de santé ».
« Il faut cependant se rappeler les conditions acrobatiques dans lesquelles nous avons dû travailler, plaide le Pr Martin ; à l'époque, nous ignorions tout des délais d'incubation de la maladie. Aujourd'hui, il est encore trop tôt pour dire si les experts se sont trompés. On y verra plus clair d'ici dix ou quinze ans. »
L'extrême difficulté de la mission des experts réside dans cette impressionnante distorsion entre les vitesses : le temps politique, qui réclame des décisions en quelques heures, le temps scientifique, qui peut se dérouler sur des années, et, pris entre les deux, écartelé parfois, le temps de l'expertise.
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