Décision Santé. Même si cet ouvrage collectif n’aborde pas directement la question des hommes politiques vue à travers leur virilité, l’affaire DSK ouvre un nouveau chapitre. Signe-t-elle la fin d’un statut hors la loi pour les politiques ?
Jean-Jacques Courtine. Il y a plusieurs manières d’envisager cette question. D’abord, il y a la présence de la virilité ou de sa représentation dans le champ politique. L’irruption des femmes dans ce domaine a produit des transformations importantes dans la manière dont on percevait jadis la figure virile de l’orateur politique. Lorsque l’on regarde les tribuns du début du XXe siècle comme Jaurès ou Gambetta, on est frappé par la coïncidence entre leur performance vocale et ce qui relève d’une exhibition virile. Cette performance virile peu à peu s’efface sous l’effet de deux facteurs principaux : en premier lieu, la féminisation de la parole publique, à partir du moment où la scène politique se partage plus ou moins entre les hommes et les femmes. D’autre part, les progrès technologiques liés à la transmission de la parole et du spectacle politique doivent également être évoqués. Les gros plans à la télévision produisent une plus forte psychologisation de la représentation politique : les effets de manche du tribun, sa théâtralisation corporelle, sa rhétorique à l’ancienne, autant d’attributs d’une certaine virilité qui sont désormais révolus.
Anne Carol. Si l’on remonte plus avant dans l’histoire, il y a une identification très forte entre la monarchie et la virilité. On a rapporté les difficultés de Louis XVI à consommer son mariage avec Marie-Antoinette. Ce qui a affaibli l’autorité royale et préparé d’une certaine façon la révolution en permettant une réaproppriation de la virilité par le peuple au travers des pamphlets politiques. Un autre exemple est fourni par Louis XVIII, obèse, qui ne pouvait monter à cheval et produisait une contre-image de la virilité comparée au conquérant napoléonien.
D. S. Au-delà des leçons de l’Histoire, on a l’impression que l’on change aussi d’époque avec cette affaire.
J-J. C. L’histoire est complexe. Pour avoir longtemps vécu aux États-Unis, j’ai été frappé de voir à la télévision française le premier exercice de ce type de confession publique, alors qu’il est très fréquent de l’autre côté de l’Atlantique. Je me souviens parmi d’autres d’Edward Kennedy venu reconnaître son alcoolisme, de Jimmy Carter avouant ses pensées concupiscentes… Dans cette affaire, s’exprime une sensibilité qui réclame une retenue dans la manière dont les hommes dotés d’un certain pouvoir ont à se comporter vis-à-vis des femmes, qui jugent inacceptable des comportements hier encore tolérés.
Pour autant, en ce qui concerne la question de la virilité, il y a là un paradoxe. On nous dit voilà un homme riche et puissant qui se trouve contraint de rendre des comptes à une femme pauvre et immigrée. Mais est-ce bien un homme si puissant que cela ? J’ai bien peur que l’affaire DSK, au lieu d’une manifestation de puissance, traduise plutôt un aveu d’impuissance masculine. La réalité est cruelle, aussi bien quant au minutage de la relation sexuelle en question, que pour la question de son salut obtenu grâce à la fortune de sa femme. Tout cela me semble ravageur pour l’image de puissance incarnée avant cette affaire par Dominique Strauss-Kahn.
D. S. On est là au cœur de la thèse que vous défendez dans cet ouvrage.
J-J. C. La virilité est fondée sur un modèle du corps où sont mises en avant la force physique et l’attitude guerrière corrélées dès le départ à la hantise de la défaite et de la faiblesse. D’autres valeurs depuis l’origine y sont associées comme la fermeté morale, le courage ou enfin la puissance sexuelle. Le corps est à la source de la virilité, mais c’est aussi un possible instrument de vulnérabilité. C’est ce que Pierre Bourdieu avait noté dans son livre sur La Domination masculine, où il montre que la virilité est un privilège, une forme de domination, mais c’est aussi un piège, une charge, « une immense vulnérabilité ». La représentation de la virilité est accompagnée comme son ombre ou sa face cachée par la possibilité de l’ impuissance. À toutes les époques, il y a une récurrence de ce sentiment d’une perte de la virilité. La virilité n’est jamais plus ce qu’elle était. Il y a toujours un âge d’or qui était antérieur à la corruption de cet idéal. Dès lors, la virilité est toujours en danger, en état de crise.
D. S. Quelle est la place de la médecine dans ce constat ?
A. C. La médecine joue un rôle à plusieurs niveaux. Elle contribue à définir ce qu’est la masculinité et par ricochet la virilité. Aux définitions anatomiques des siècles précédents, elle y ajoute des critères hormonaux et génétiques. Elle précise ce qu’est la puissance sexuelle. Par le biais de la sexologie qui prend le relais de l’hygiène de la procréation, elle définit des normes en matière de sexualité et cadre ce que doit être la performance virile dans ce domaine. Elle intervient enfin pour réparer les dysfonctionnements.
D. S. Loin de la science, les médecins véhiculent des idées étonnantes au XIXe siècle sur les propriétés supposées du sperme.
A. C. On pensait que le sperme était fabriqué à partir du sang. En cas d’excès de sperme, il était réintroduit dans le sang et contribuait à viriliser le corps masculin, mais aussi le corps féminin. Le mariage contribuait aussi à viriliser les jeunes femmes. La théorie de l’imprégnation qui a perduré jusqu’au début du XXe siècle et qu’on trouve chez des auteurs comme Zola par exemple tendait à faire croire qu’une femme déflorée et fécondée par un premier homme fabriquait des enfants qui ressemblaient à cet homme, quel que soit ensuite le géniteur. Le sperme de ce premier homme déposait une empreinte pour ainsi dire définitive.
D. S. Tout au long du siècle, la médecine s’est efforcée de restaurer la puissance sexuelle. Quelles ont été les étapes qui ont précédé la découverte du Viagra® ?
A. C. Au-delà des fortifiants, on peut distinguer trois voies. En premier lieu, ce qui a relevé des prémices de l’hormonothérapie avec les greffes de testicules, censées rajeunir et restaurer la puissance sexuelle. La chirurgie réparatrice après la Première Guerre mondiale a constitué une seconde voie, avec des prothèses de plus en plus perfectionnées. La voie chimique a été à l’origine de la troisième phase dans les années quatre-vingt avec d’abord les injections intracaverneuses mises au point par Ronald Virag, suivies par le sildafénil qui a permis de traiter efficacement non plus l’impuissance, mais les dysfonctions érectiles.
D. S. Le médecin tout au long du siècle incarne-t-il l’homme viril ?
A. C. Le médecin selon moi n’est pas une figure virile. L’idéal en est, depuis le XIXe siècle, le médecin de famille. Or, on est là plutôt proche du prêtre qui n’est pas le modèle par excellence du type viril. En revanche, le chirurgien incarne la virilité de manière caricaturale avec son bistouri à la main. Mais aussi parce qu’il associe l’audace à la fermeté.
J-J. C. La chirurgie est à l’origine d’un grand nombre de ces représentations, notamment la chirurgie de guerre avec son cortège d’amputations, de coups de main célèbres. Par ailleurs, le médecin colonial qui suit les troupes d’occupation est également marqué par cette empreinte virile.
A. C. Le milieu médical a d’ailleurs longtemps résisté au XIXe siècle à accepter les femmes dans la corporation. Les chirurgiens jusqu’au milieu du XXe siècle ricanaient à l’idée de voir des femmes opérer dans un bloc chirurgical.
D. S. En fait l’ambition de cet ouvrage est de montrer que la virilité n’a rien de naturel et qu’elle relève de l’histoire.
J-J. C. Lors de la genèse de ce projet, nous avons évoqué différents types d’histoire possible : l’histoire des hommes, du masculin, de la masculinité. Et puis, le thème de l’histoire de la virilité s’est imposé. Car c’est un objet d’études qui s’inscrit dans une très longue durée et a traversé les siècles. Même si dans le monde contemporain, ce modèle connaît des difficultés et est confronté à des facteurs de changement. Par ailleurs, la virilité s’imposait d’autant plus qu’elle se présente comme un état de nature. Et efface d’emblée ce qui relève de la construction historique : il nous fallait donc faire l’histoire d’un effacement de l’histoire, remettre de l’histoire où il n’y en avait pas, et c’était pour nous tout l’intérêt du projet.
D. S. Au-delà de la citation, on ne naît pas homme, en fait on le devient.
J-J. C. Sûrement, même si on naît aussi homme. Tout cela est très compliqué. Il faut résister à la tentation de l’hyperculturalisme où le risque est de minorer totalement la part biologique, sexuée de l’être. En fait, le facteur biologique et les déterminations culturelles sont inextricablement liés. La virilité ne peut être réduite à un simple costume porté selon l’air du temps.
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