LES SOCIOLOGUES se sont-ils penchés sur la question ? Existe-t-il des statistiques qui chiffreraient le nombre de vocations contrariées par l'avis d'un professeur de lycée ? Et plus particulièrement de ces jeunes filles et jeunes garçons qui auraient renoncé à une carrière médicale, bien qu'ils l'aient rêvée toute leur enfance, sur leurs seuls résultats en mathématiques ?
Danielle Alexandre est professeur de lettres dans un lycée de Sartrouville, une «banlieue lambda», précise- t-elle. Elle a par ailleurs participé à des groupes de travail au niveau national pour le ministère de l'Education nationale. Elle dénonce des «dysfonctionnements indiscutables», avec l'affrontement de trois logiques . Une logique humaine d'abord. Celle de l'élève, qui «devrait être l'élément dominant». Celle des enseignants : «J'ai pu observer une tendance des enseignants à avoir la certitude de savoir ce que peut devenir un adolescent. Or faire des paris sur l'avenir d'un être en devenir me paraît hors de notre compétence.» Et celle des parents, qui veulent parfois imposer un projet professionnel à leurs enfants ; mais cela arrive de moins en moins fréquemment, convient Danielle Alexandre.
Au-dessus de ces trois avis pèse de tout son poids une discipline, reine parmi les reines : les mathématiques. «Un grand malentendu», selon l'enseignante, qui fait beaucoup de dégâts. «Les maths demeurent un élément de sélection indétrônable dans le système scolaire français. Il y a survalorisation de la filièreS, y compris par rapport aux autres disciplines scientifiques. On confond un critère de sélection avec ce qui compose le corps des études médicales (c'est-à-dire des maths, mais appliquées).» Telle est la deuxième logique citée par Danielle Alexandre, celle des résultats. «Toute activité scolaire réclame différentes compétences. Et même en maths, le résultat final ne suffit pas à lui seul, il faut également mesurer le raisonnement qui a mené jusqu'à lui.»
Reine d'Angleterre. Dernière logique, la logique institutionnelle. «Pour qu'une institution fonctionne, il faut des règles. Chacun fait de son mieux pour informer sur les différentes filières mais de façon très inégale, puisque certaines idées erronées sont véhiculées par l'Education nationale elle-même, via ses conseillers d'orientation. La filière médicale manque d'une information juste quant au profil du futur lauréat en médecine, vu que l'on sous-estime la dimension humaine de la profession. Or une vocation permet de nourrir une capacité de travail, elle peut déployer des énergies folles. J'ai vu des choses spectaculaires.»
Le Dr Julien Chahuneau est de ces «rescapés des conseils de classe», pourrait-on dire, qui ont su faire fi des prédictions de leurs aînés. Le jeune généraliste a d'abord été un élève au parcours scolaire difficile. «J'ai toujours voulu devenir médecin, je n'ai même jamais pensé faire autre chose.Au collège, la conseillère d'orientation m'a ri au nez en me suggérant un apprentissage manuel.» Un lycée privé accepte finalement de lui faire redoubler sa troisième, puis il entre en première S. «La première année de médecine, je l'ai eue au mental. J'ai travaillé comme jamais. J'en garde d'ailleurs un très bon souvenir car je n'ai jamais été capable de reproduire cela après.»
Marina était une bonne élève de seconde, particulièrement brillante dans les disciplines littéraires. Contre l'avis de trois de ses professeurs qui lui conseillent fortement une filière littéraire, elle entre en première scientifique, où ses résultats sont faibles en maths, médiocres en physique, très bons en biologie et ailleurs. Lorsque son prof de maths lui demande ce qu'elle compte faire plus tard et qu'elle répond «médecine», l'enseignante lui rétorque : « Je ne te demande pas si tu veux être reine d'Angleterre ou président de la République, je te demande ce que tu peux faire plus tard.» Le genre de petite phrase qui s'imprime dans la mémoire. Y compris celle de sa mère. «Ça en dit long sur les pressions psychologiques qui peuvent casser un élève et dont, éventuellement, il ne se relèvera pas. En ce qui nous concerne, il a fallu toute notre énergie pour soutenir notre fille et faire jouer nos droits de parents.» Contre l'avis des profs, Marina persiste donc dans la voie scientifique. Elle réussit du premier coup le concours de médecine où elle est classée septième. Et six ans plus tard, elle sort major de sa promotion et elle est reçue parmi les cinquante premiers au concours de l'internat.
Les conseillers d'orientation peuvent constituer un contre-pouvoir face à l'avis des professeurs, estime Danielle Alexandre, étant donné que, «eux, ne sont pas sur une logique de résultats. En pratique, cependant, les enseignants ont le dernier mot en conseil de classe et je n'ai pas observé suffisamment de rééquilibrage d'information concernant médecine. Il se dit encore des choses épouvantables en conseils de classe, quand notamment un enseignant tranche: “Il (l'élève) peut ou il ne peut pas” . Sans doute que les présidents d'université ont un rôle à jouer».
Une initiative de la faculté de médecine de Nancy avait soulevé une certaine polémique (« le Quotidien » du 12 septembre 2005). Elle avait pris en effet le parti d'intervenir en amont et d'adresser un courrier aux titulaires de bacs non scientifiques pour les dissuader de s'inscrire en Pcem. «Il est vrai que ces étudiants encombrent les bancs des facultés de médecine et que cela a un coût», admet Danielle Alexandre. «Mais je crois qu'il est moins grave qu'un jeune gâche une année plutôt que de renoncer à un projet et de le regretter toute sa vie. La décision finale doit appartenir au jeune.»
Casse-pipe.
Pour Line Orré, professeur de mathématiques, elle aussi en banlieue parisienne, le système de sélection pour épouser les études de médecine est encore plus «pervers». «J'en étais restée à l'idée que l'on sélectionnait les jeunes par une discipline, justifiée ou non d'ailleurs, les maths. Ce qui me choque c'est que l'on sélectionne un type de personne, pas forcément celui qui fera le meilleur médecin plus tard mais celui qui sera capable de résister à la pression, de batailler, d'écraser l'autre et de lui prendre la place. Celui qui a le bras long aussi. Je suis désarmée quand mes élèves viennent m'annoncer qu'ils veulent faire médecine. Je ne sais pas quoi leur dire, j'ai peur de les envoyer au casse-pipe. Car si je n'ai pas de doute sur leurs capacités intellectuelles, je ne sais dire s'ils sauront résister à ce broyage des plus faibles. J'ai l'impression que cela s'est aggravé depuis sept-huit ans. Par exemple, l'inscription à une prépa est devenue indispensable. La sélection se fait donc par l'argent. Je connais des gamins issus de milieu défavorisé qui sont devenus kinés ou infirmières, mais aucun qui ait réussi le concours de médecine. Je dis donc à mes élèves qu'ils doivent se préparer à un investissement en travail mais aussi financier».
Maths, revenus des parents...
il faut être sacrément motivé pour passer outre les obstacles à l'étude de la médecine.
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