LE QUOTIDIEN
Les systèmes de protection sociale des Quinze ont-ils un avenir européen commun ?
MICHEL ROCARD
Formuler cette question « au sein de l'Europe » a quelque chose d'étrange. En effet, de manière explicite et au vu de tous les traités qui réunissent la matière européenne, nos systèmes de protection sociale demeurent sous la législation nationale. L'Europe n'est concernée que de deux ou trois manières. La première est liée à l'ouverture des frontières économiques (et, de plus en plus, à celle des frontières démographiques ; on peut se déplacer, s'installer dans d'autres pays d'Europe), qui crée une demande d'homogénéisation des droits. Mais cette situation, se passant aux frontières et restant fonction des déplacements, ne pose pas un problème de changement de la nature des systèmes, mais un problème d'harmonisation. Le second élément est différent sur le fond, mais il découle de la même cause. La création d'un espace économique intégré crée naturellement et inévitablement un appel à une homogénéisation des conditions professionnelles de fourniture de l'offre, que celle-ci intéresse les biens ou les services. Cela va aussi concerner nos systèmes de protection sociale.
Oui à la « modernisation »
des régimes
Par quel biais ?
Cela part, par exemple, de la vache folle et de son éventuelle transmissibilité à l'homme. Une menace avec laquelle tout le monde sent bien que si nous échangeons nos produits alimentaires, il faut échanger aussi, et mettre en commun, les niveaux de précaution que l'on se donne pour en assurer la surveillance. Cela continue avec la mesure des risques éventuellement créés par les modifications génétiques de produits (alimentaires ou tout autre) et de leurs effets sur la santé humaine. C'est donc un appel aussi à ce que, en matière de santé, on homogénéise les modes d'analyses, les critères. Et, finalement, les normes.
Le vieillissement de la population ne peut-il pas, lui aussi, pousser dans la même direction les différents systèmes de protection sociale européens ?
C'est le troisième chemin par lequel Europe et protection sociale peuvent se rencontrer. En effet, si nos systèmes sont résolument nationaux, produits de l'histoire, s'ils varient considérablement d'un pays à un autre, tour à tour plus ou moins contractuels, plus ou moins obligatoires et plus ou moins légaux, ils s'inscrivent dans un contexte démographique qui crée une espèce de convergence inévitable des régimes d'assurance sociale.
Alors, à l'initiative du Conseil européen de Lisbonne, au Portugal, il y a moins de deux ans, les institutions européennes ont engagé une démarche de « modernisation » de la protection sociale. On a refusé - et il y a eu une discussion à ce sujet - le mot d'« harmonisation », c'est dire si l'Europe se sent immédiatement concernée. Mais cette démarche de modernisation, qui veut dire que l'on va se mettre à examiner, tous ensemble, ce qui se fait chez chacun, sera probablement un moteur de critique (elle va permettre de dire des choses comme : « Là, vous prenez trop de risques. »). Elle sera aussi un facteur de réalisation des évaluations (y compris peut-être en matière de résultats financiers) et un facteur de conseils mutuels sur les bonnes pratiques (« Ce qui se trouve chez vous est intéressant, pourquoi ne le recopierais-je pas ? », pensera-t-on). Voilà le mouvement. Ma conviction est qu'il sera efficace, mais qu'il le sera très lentement et qu'il faut prévoir bien des décennies avant que cela ne se traduise par une homogénéisation des lois et des règlements.
Je prendrai l'exemple de l'assurance-maladie complémentaire - je le choisis d'autant plus volontiers que j'en suis à la clé. Les droits à l'assurance-maladie obligatoire ne sont pas les mêmes dans tous les pays -, le panier couvert change d'un pays à l'autre. Finalement, la seule chose commune, c'est qu'il y a partout des assurances-maladies obligatoires, à champs inégaux. Or, depuis une vingtaine d'années, semble-t-il, on observe une tendance très lente, mais progressive et à peu près continue, à la baisse du pourcentage que représentent, dans les dépenses médicales totales, les remboursements de l'assurance obligatoire. Et comme, bien entendu, dans à peu près tous nos pays, les taux de couverture ne sont pas les mêmes selon les risques et la nature des soins, on se retrouve face à une couverture presque complète - parfois à 100 % - pour le gros risque et l'hospitalisation, et une couverture beaucoup moins complète pour la médecine de ville ou la médecine ambulatoire. Cela entraîne un résultat simple : nous découvrons depuis une demi-douzaine d'années que, en médecine ambulatoire seulement, la moyenne des taux de remboursement est tombée en Europe pas beaucoup au-dessus de 60 %.
La France parmi les " moins performants "
Et cette moyenne recouvre de très grandes variations. Dans certains pays, le taux de remboursement est à peine supérieur à 50 %. La France en fait partie. Avec la Grèce et quelque autres, mais enfin... la France a tout de même l'un des systèmes de remboursement aujourd'hui les « moins performants » en Europe. Je ferme la parenthèse. Ce mouvement entraîne une conséquence absolument dramatique : l'accès aux soins diminue. On se retrouve face à cette situation très nouvelle où c'est l'assurance complémentaire maladie qui rend possible l'accès aux soins.
L'Europe en danger de racket
Mais cette part complémentaire revêt en Europe des formes multiples.
Dans ce domaine, la France accuse une différence majeure avec ses voisins européens. La tradition française de mutualisme actif couvre en effet la moitié, sinon davantage, des citoyens (que je ne veux pas encore appeler des patients). Cette situation a entraîné la mise en place d'une assurance complémentaire maladie qui répond à certaines exigences et à certains critères éthiques : le refus de sélection des risques, le refus du questionnaire médical à l'entrée (c'est-à-dire le rejet par avance de toute suspicion) et la construction du système sur la base de solidarités assez larges, tantôt géographiques, tantôt professionnelles. Le système, même s'il est diversifié, correspond à une vraie extension de la solidarité. La place de ses mutuelles fait de la France un cas à peu près unique.
Dans le reste de l'Europe, l'assurance complémentaire maladie est couverte par les compagnies d'assurance. Alors, qu'on ne me fasse pas dire ce que je ne dis pas, certaines se conduisent très bien et appliquent des critères de déontologie voisins de ceux des mutuelles, mais elles le font de leur propre initiative et sur leurs propres deniers. Or, dans toute profession, il y a des gens moins scrupuleux que d'autres. Nous sommes donc en grand danger de voir émerger dans l'essentiel de l'Europe un vrai système à deux vitesses avec, de la part de certaines compagnies d'assurances qui vont racketter le marché (je n'ai pas dit de toutes), un écrémage, une sélection des bons risques. Ce qui conduira à un élargissement du fossé séparant les patients bien pris en charge de tous les autres.
S'agit-il, à votre sens, d'une tendance lourde ?
C'est une tendance repérable. Afin de mieux la cerner, j'ai fait voter l'année dernière par le Parlement européen une demande à la Commission européenne de se lancer dans une vaste étude comparative du problème. J'aurais voulu que cela débouche sur un « livre vert » - c'est-à-dire une étude plus des propositions de recommandations. La commission semble ne pas souhaiter tout de suite en arriver là, mais elle a promis de faire une étude comparative. Celle-ci nous permettra de voir où nous en sommes. Je précise que tout ceci n'implique encore aucune espèce d'obligation légale, ni même de projet de nature législative. L'assurance complémentaire n'est qu'un exemple. Mais enfin c'est un exemple énorme. Et il nous montre l'Europe en mouvement : elle enquête, donne de l'éclairage aux problèmes et se pose les questions du « comment améliorer visiblement ? » d'abord par la voie contractuelle, en négociant des accords, et peut-être à terme par une voie plus fixatrice de normes.
Peut-on concevoir que, un jour, les prestations sociales - et notamment celles de l'assurance-maladie - soient les mêmes pour tous les Européens ?
Dans soixante-dix ans, si vous voulez, mais ces questions n'ont pas de sens et il est même dangereux de se les poser aujourd'hui parce que si elles se posent un jour, ce sera dans un contexte et dans un univers très différents. A l'heure actuelle, personne ne peut répondre, et le seul fait d'aborder ce sujet fait peur. Alors je récuse votre tentative d'intimidation et je dis que c'est non pertinent pour le moment. L'enracinement national de ces systèmes est trop profond. Reste que les médecins sont, il est vrai, demandeurs d'homogénéisation des conditions professionnelles d'exercice de leur art. Reste aussi qu'il est évidemment très important de tirer un peu vers le haut les pays européens les moins en avance et en les évoquant, je comparerais volontiers l'Europe du Nord à l'Europe du Sud aujourd'hui, aux pays candidats demain.
L'« enracinement national » des systèmes de protection sociale que vous évoquez n'est-il pas le principal frein à l'harmonisation ?
Il n'est pas question de parler de « frein ». C'est une réalité qui fait qu'on ne peut avancer que lentement. On en tient compte. Nous autres, les législateurs européens, ne sommes ni des brutes ni des imbéciles. Et nous n'oublions surtout pas que derrière tout cela, il y a tout de même l'idée que ces systèmes marchent quand ils reposent sur un bon accord entre les fournisseurs d'offre (les médecins, les pharmaciens, les industriels de la pharmacie), les assurés et les pouvoirs publics. Toute initiative qui remet en cause ce consensus ou cet accord est dangereuse. C'est la raison pour laquelle je suis très réticent à l'égard de toute démarche d'abord législative et que je préconise partout de la négociation contractuelle. Il y a toujours l'arme de la loi, mais en dernier ressort.
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