Idées
« La guerre, disait Héraclite, est mère de toutes choses », et les récits sur l'origine des sociétés polythéistes ne sont que luttes, fureurs et hurlements. C'est ainsi que les narrateurs de l'aube ne racontent que « surrections, déluges, écroulements. Et de suite l'étripage », et cela, qu'ils soient germains, mayas, babyloniens ou grecs.
Les premières cosmogonies font des dieux des guerriers monstrueux : « Chronos détrône son père Ouranos, le châtre, le tue et mange ses enfants... » Indra, possesseur de la foudre fatale, extermine les démons de Vrita, chef des Asuras. La mythologie germanique privilégie Wotan et Thor ou le guerrier Siegfried, et partout les récits du début des civilisations unissent sacré et violence : Aphrodite contre Héra, Pâris contre Ménélas et Troie en fumée.
Scènes primitives
Si l'histoire ancienne est tragique, ce n'est d'ailleurs pas par quelque parti-pris de pessimisme, mais parce que toute naissance est violence, et que le passage du désordre à l'ordre se fait par un cataclysme. C'est dire si, dès qu'il s'agit de l'homme, les scènes primitives narrées jadis par bardes et aèdes sont, dit Debray, très peu en accord avec ce que tolèrent aujourd'hui nos spots télévisés : dipe, Médée, les Atrides, Romulus et Rémus, Caïn, le Veau d'or, les conquêtes de Canaan n'auguraient pas de mondes doux et paisibles.
Bien sûr, avec des monothéismes qui par définition s'entre-excluent, au moins par les noms, on se pose en s'opposant, et si la religion peut donner ici identité et fraternité, elle ne le fait qu'en désignant l'altérité, l'infidèle, le schismatique. « Le feu, dit l'auteur est religieux en ce qu'il resserre les rangs : pas de fausses notes, fusillons les déserteurs, traquons la cinquième colonne. Amorces des paniques et fureurs oubliées, la crise internationale, l'expédition punitive ensauvagent les plus civilisés, en replongeant les egos dans des conglomérats paléolithiques. L'actualité montre de quel unanimisme moutonnier est capable une société de soi-disant individualistes, dès que cela sent la poudre, on fait bloc... en ville par "quartiers" et au cimetière par carrés confessionnels. »
On aura garde de croire que l'auteur réduise le religieux au guerrier, la religion portant la guerre « comme le nuage porte la pluie ». On peut aussi dire que c'est la guerre qui d'abord mène au religieux, Clément d'Alexandrie rappelait aux Grecs que « les premiers croyants ne sont pas allés à Dieu, ils ont fui vers Dieu ». Le sang et la mort suscitent l'effroi, et les monothéismes ont partie liée avec un meurtre ou un sacrifice inaugural, comme l'a noté Freud. On observera à ce sujet la fusion des vocabulaires respectifs : hécatombe, holocauste, union sacrée, immolation, apocalypse.
Les cantates de l'âme
Tout au long de son étude, Régis Debray ne cesse de nous mettre en garde contre le convenu lieu-commun positiviste : la science aurait progressivement renvoyé le religieux dans les ténèbres de l'obscurantisme, tout retour de ce dernier renverrait à la fameuse « pensée magique » et s'analyserait en termes de régression. D'abord, dit le médiologue, « on peut douter que la biologie mathématique ait un jour raison des cantates de l'âme et du salut, bien que celle-ci explicite en équations et diagrammes des phénomènes d'organisation dynamique que celles-là mettent en musique ».
De même, on peut voir que toute civilisation juxtapose sans sourciller des mythes fondateurs et le récit scientifique puisé aux documents ; le biologiste chrétien ne trouve rien à redire à l'immaculée conception. Mais n'est-ce pas aussi parce que l'être humain ne cesse de surcharger de sens un univers qui nous a toujours été plutôt indifférent ? Nous « scénarisons notre environnement » en le chargeant de valeurs amicales ou hostiles, une paranoïa que ne connaît pas l'animal.
C'est moins par notre ignorance que les religions ont encore de beaux jours devant elles, que par une surabondance de récits et de fantasmes. Ainsi va l'Humanité, dont Bergson disait qu'elle est « une machine à faire des dieux ».
Fayard, 382 p., 25 euros.
* Odile Jacob, 2001.
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