La victoire personnelle de Berlusconi

Publié le 15/05/2001
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L A confusion était grande, lundi encore, sur les résultats des élections générales italiennes : l'Italie n'a pas complètement surmonté ses dérives latines et le scrutin a été organisé dans des conditions qui ont fait crier de rage les électeurs.

Mais Silvio Berlusconi semblait l'avoir emporté avec une large majorité et surtout un pourcentage surprenant pour le parti qu'il a créé, Forza, Italia ! Pourtant, pendant les quinze jours qui ont précédé la consultation, les sondages (dont la publication était alors interdite) indiquaient une remontée de la gauche. En même temps, M. Berlusconi faisait l'objet d'une attaque en règle des médias européens : un grand journal britannique intitulait son article de couverture : pourquoi Berlusconi ne mérite pas d'accéder au pouvoir. En Italie même, la gauche, au lieu d'insister sur son bilan, qui est somme toute estimable, a tenté de présenter « Il Cavaliere » comme un démon de la politique, comme l'homme de toutes les dérives autoritaires. Indro Montanelli, journaliste très âgé et très respecté, publiait un article pour expliquer les raisons pour lesquelles, pour la première fois de sa vie, il ne voterait pas à droite.

Une complicité avec le peuple

Rien n'y a fait. M. Berlusconi a gagné, plongeant ainsi ses détracteurs, italiens ou européens, dans le ridicule. Populiste, le chef de Forza Italia ! a démontré qu'il pouvait rassembler beaucoup d'Italiens autour de son nom et de ses méthodes qui nous paraissent si contestables. A n'en pas douter, son plan pour diminuer les impôts tout en assurant les retraites et d'autres dépenses tient de la promesse de Gascon. M. Berlusconi n'est pas un parangon de vertu, mais les Italiens, lassés peut-être par la campagne des mani pulite (mains propres) qui a lancé des dizaines de juges aux trousses de tous les corrompus de la péninsule, ne sont pas non plus, dans leur majorité, des gens qui détestent les accommodements avec le ciel.
La gauche a redressé l'économie du pays, mais elle n'y est parvenue qu'en obtenant des Italiens un certain nombre de sacrifices : l'évasion fiscale, autrefois sport national, est aujourd'hui durement sanctionnée, le nombre de jours fériés, dans cette république très catholique qui cumulait les fêtes chrétiennes et les autres, a été divisé par deux, et la bureaucratie italienne, naguère l'une des plus pesantes d'Europe, est devenue efficace, c'est-à-dire que, si elle produit rapidement les extraits d'actes de naissance, elle poursuit aussi ses débiteurs avec efficacité.
En bonne arithmétique, le programme de M. Berlusconi est inapplicable, mais les Italiens semblent y avoir cru. Ils n'ont pas voulu non plus que le reste de l'Europe leur dicte leur comportement électoral. Il fallait veiller à ne pas s'immiscer dans leurs affaires tant que les dés n'étaient pas jetés.
Voilà qu'ils nous font un pied de nez : nous voulions Berlusconi, nous l'avons.
L'homme le plus riche d'Italie, le magnat des médias, le personnage qui a eu des démêlés avec la justice et s'en est sorti un peu trop aisément, n'est pas un monstre pour autant.

Moins dangereux que Bossi

C'est un populiste, pas un fasciste. C'est un libéral de droite qu'Alain Madelin ne désavouerait pas. Si on met de côté le grave conflit d'intérêts entre ses actifs industriels et sa position de prochain chef du gouvernement, conflit pour lequel il n'a donné aucune explication satisfaisante et constitue en soi une menace à la liberté d'expression, Silvio Berlusconi nous semble moins dangereux que les deux partis auxquels il s'est associé : les séparatistes d'Umberto Bossi et la droite extrême de Gianfranco Fini. Mais il semble bien que Forza Italia ! ait fait un excellent score, au détriment de MM. Bossi et Fini, qui deviennent donc beaucoup moins indispensables à la formation du gouvernement. Rien ne dit encore que M. Berlusconi pourra se passer d'eux, mais ils n'auront pas sur lui l'influence qu'ils avaient en 1993. Une influence assez grande pour couler son gouvernement en 1994, quand ils en ont eu assez de lui. Ce qui voudrait dire que M. Berlusconi peut non seulement, cette fois, échapper à leur influence délétère, mais qu'il risque aussi de durer.
Dès lors, aura-t-il la sagesse de mettre de l'eau dans son vin et de ne pas rejeter les excellentes réformes réalisées par la gauche ? On aimerait presque qu'il ne tînt pas ses promesses de campagne et que parmi toutes les malhonnêtetés qu'on attend de lui, il ne commît que celle-là.
Comme on l'imagine, M. Berlusconi inspire des sentiments qui ne sont jamais nuancés. On l'idolâtre ou on le hait. Au tir de barrage de la gauche, ont répondu les cris d'adoration d'une foule de tous les âges, celle qui aimait, il y a soixante ans, se jeter dans les bras du Duce, et se livre corps et âme aujourd'hui à cet imperator qui a bien du mal à cacher ce qu'il entend faire de son pouvoir. Cependant, si sa victoire est grande, peut-être aura-t-il la sagesse de ne pas sombrer dans le narcissisme. Peut-être s'emploiera-t-il à rassurer ses partenaires européens qui, aujourd'hui, font grise mine.
Ne lui faisons pas, en tout cas, un procès d'intention. Laissons-le pénétrer dans des dossiers difficiles, prendre la mesure de ses promesses excessives et de ses idées à l'emporte-pièce. Ne faisons pas la leçon aux Italiens. Gardons-nous, autant que faire se peut, de ce politiquement correct qui voudrait que la gauche, en France, en Europe et ailleurs, est appelée à triompher en définitive. Ce n'est pas vrai. La gauche italienne a sa part de responsabilité dans son échec, parce qu'elle est plus italienne qu'à gauche, prompte à se diviser, et n'adore pas moins les combinazioni que les partis de droite.
L'Italie a fait sa révolution quand elle en a eu assez de quarante ans de domination par la démocratie-chrétienne avec la complicité des communistes, quand elle en a eu assez d'une bipolarité qui la paralysait. Mais d'abord, cela ne veut pas dire que les communistes « idéologiques » ont disparu ; ils ont fait tomber le gouvernement de Massimo d'Alema, lui aussi communiste reconverti au centre gauche. Ensuite, cela ne veut pas dire que les Italiens ne cherchaient pas une autre droite, une alternance à droite de la démocratie-chrétienne.

Une autre droite

C'est ce qui permet aujourd'hui à M. Berlusconi de se présenter comme l'incarnation de la droite moderne, libérale et libérée de l'influence du Vatican. M. Berlusconi se garde bien d'afficher son indépendance à l'égard du pape, mais il sait qu'il n'est pas la tasse de thé du souverain pontife, encore que, sous Jean-Paul II, la démocratie-chrétienne ait atteint des sommets de corruption. Dans sa façon de jongler avec l'éthique, il y a néanmoins un message du Cavaliere : non, les scrupules ne l'étouffent pas, mais lui, au moins, va mettre son talent et sa séduction vénéneuse au service du peuple, en réduisant les impôts, en renforçant l'extraordinaire tissu de PME qui fait la force industrielle et commerciale de l'Italie, en changeant les mœurs. Panem et circenses, Rome est éternelle : quand il était propriétaire de La Cinq en France, on pouvait évaluer son style : filles à plumes et à paillettes qui dansaient sur le petit écran, spectacles de pacotille, poudre aux yeux, et rien pour nourrir l'esprit. Cela n'a pas marché chez nous, mais en Italie, ça marche.

Richard LISCIA

Source : lequotidiendumedecin.fr: 6918