Décision Santé. Drôle de moment où l’entrée de Michel Foucault dans la Bibliothèque de la Pléiade coïncide avec la radicalisation à droite de la société française. Faut-il parler d’enterrement de première classe ?
Frédéric Gros. La Bibliothèque de la Pléiade accueille des classiques qui par définition ne sont plus transgressifs. Il est toutefois en bonne compagnie, celle de Genet, Sade ou Nietzsche. Le travail éditorial nous a permis de procéder à un dépoussiérage de l’œuvre, de réaliser un appareil critique, comme le veut la collection, La rédaction des notes a été nourrie par l’ensemble des manuscrits acquis par la Bibliothèque nationale de France. D’où une nouvelle existence pour ces textes. Pour revenir à ce présent, la disjonction entre, disons le vite, les intellectuels médiatiques d’aujourd'hui et Foucault est d’autant plus forte qu’ils ne pratiquent plus l’érudition profonde, marque de fabrique de Foucault. Ils privilégient plutôt l’essai percutant, médiatiquement gérable et réductible in fine à un slogan. Foucault mais aussi Derrida et Deleuze étaient d’éminents lecteurs. Au-delà du positionnement politique, le rapport à la culture était pour le moins différent.
D. S. L’époque actuelle accueillerait-elle un nouveau Foucault ?
F. G. Où est le penseur des ruptures, des discontinuités, attentif à aller chercher ce qui fait notre actualité ? Toutes les recherches historiques menées par Foucault n’avaient pour fonction que de faire éclater la spécificité du temps présent. Notre société depuis quelques décennies traverse des mutations profondes, y compris dans les nouvelles configurations de violence. Nous venons d’en être meurtris dans notre chair citoyenne. Tout cela dessine un nouvel état du monde. Le succès rencontré par Les mots et les choses en 1966 est impensable aujourd’hui. Un amour pour la théorie était alors diffus avec l’impression que quelque chose se jouait dans la pensée. L’idée que le salut peut venir d’une autre forme de pensée a totalement disparu. Un mélange d’ennui fondamental et de suspicion envers une pensée exigeante et difficile traîne dans l’air ambiant.
D. S. Certaines critiques à l’égard d’un livre comme Histoire de la folie sont cruelles. Marcel Gauchet* n’hésite pas à parler d’un mythe créé de toutes pièces.
F. G. Le texte de Marcel Gauchet est fort. Pour autant, on peut déceler une espèce d'incompréhension fondamentale, de malentendu. À l’origine même du livre de Foucault, le projet est de démontrer que l’histoire de la psychiatrie repose sur un mythe, celui de la libération des fous par Pinel. Cette histoire au cours du XIXe siècle a été au cœur de multiples reconstructions. Depuis, les fous, les aliénés auraient fait l’objet d’une considération médicale, voire d’une sollicitude qui relèverait d’un humanisme. On accepte de ne plus voir les fous comme des bêtes sauvages. Ce sont des êtres humains accessibles à ce que l’on appellera le traitement moral. À cette belle histoire, Foucault apporte un soupçon qui est insupportable à Marcel Gauchet et à d’autres. Selon la thèse de Foucault, la médicalisation de la folie l’enferme dans des catégories médicales. Et cette nouvelle prison virtuelle serait encore pire que les vraies chaînes lorsque le scandale de la condition des aliénés était visible. Comment lire ce moment qui se produit lors de la Révolution française ? C’est là que s’opère le partage entre Foucault et Gauchet. Il me paraît beaucoup plus inquiétant de se dire que cette médicalisation a entraîné un enfermement. Ce regard plein de sollicitude fixait, pétrifiait l’autre et refusait tout dialogue. Et se réduisait en fait à un monologue sur la folie.
D. S. Marcel Gauchet va plus loin en accusant Foucault d’avoir participé par son œuvre à vider les hôpitaux psychiatriques.
F. G. La folie n’est plus aujourd’hui un objet politique. Mais au-delà du livre de Foucault, ce qui a fait basculer le monde de la folie a d’abord été la découverte des psychotropes. Certes, des logiques néolibérales se sont saisies des analyses de Foucault pour inciter par exemple à privilégier des appartements thérapeutiques plutôt que les hôpitaux. Mais ces choix reposent avant tout sur des arguments économiques. Si l’on prend l’autre lieu d’enfermement sur lequel s’est penché Foucault, à savoir les prisons, la question pour lui n’a jamais été de savoir s’il fallait les fermer. Mais plutôt de s’interroger sur ce qui se joue de notre identité à partir du moment où l’on s’autorise à enfermer des individus. La construction de ces lieux d’enfermement relevait du symptôme, du moins au sein d’une culture bien précise.
D. S. N’est-il pas trop tôt pour entreprendre une édition critique ? Le ton dans les notices est d’ailleurs plutôt bienveillant.
F. G. Nous ne nous inscrivons pas dans le registre du commentaire ou de la critique. Le travail a plutôt été philologique. L’érudition de Foucault exigeait des éclairages. On s’est refusé, il est vrai, de se livrer à cette approche critique. D’autres s’en chargent très bien.
D. S. Vous découpez l’œuvre de Michel Foucault en trois temps. L’Histoire de la folie, Naissance de la clinique avec Les Mots et les Choses relèveraient d’une première période, celle de l’archéologie des savoirs, suivie d’une seconde, la généalogie des pouvoirs suivie de la problématisation du sujet.
F. G. Cette division correspond à des phases de dix ans, les années soixante, puis les années soixante-dix avant les années quatre-vingt. La médecine est présente dans les trois phases. Cette archéologie des savoirs répond à un recul critique face à des évidences, à savoir l’articulation d’une science dite positive sur l’homme, l’individu. C’est donc interroger les savoirs non plus sur les critères logiques mais sur ce qu’il nous révèle de notre rapport à la civilisation. Cette articulation est relativement récente. La médecine est la plus paradigmatique de ce rapport. Avec l’exemple de la psychiatrie, l’enjeu est de préciser ce que cela change lorsqu’une société décide de confier à des spécialistes les malades mentaux. Il ne s’agit pas de déterminer si c’est une vraie ou une fausse science. Mais plutôt d’en révéler les fondations et de s’interroger comment l’émergence de la psychiatrie, de la médecine clinique témoigne de notre rapport à nous-mêmes et au monde.
L’archéologie pratiquée par Foucault est donc une méthode qui suspend la question de la scientificité des savoirs. Les auteurs du passé sont convoqués pour mieux nous faire ressentir notre différence.
D. S. Si L’Histoire de la folie provoque un large débat, ce n’est pas le cas de Naissance de la clinique. Comment expliquer cet accueil différent ?
F. G. Naissance de la clinique est peut-être venu trop tôt. Foucault avait l’intuition d’une nouvelle médecine qui soignerait à distance, à partir de prélèvements, lus et redécoupés à partir d’algorithmes, « big-datesque », sans le rapport obligé au patient. La lecture du livre est enfin exigeante. Le matériel historique recueilli est à la fois impressionnant mais aussi encombrant avant l’explosion poétique du dernier chapitre « ouvrez quelques cadavres ». Aussi pour expliquer le destin différent des deux ouvrages, le rapport à la folie est peut-être plus romantique, philosophique que celui à la maladie. L’Histoire de la folie est de plus scandée par de grandes scènes comme l’embarquement dans la nef des fous à l’époque de la Renaissance, la formation de l'hôpital général en 1650 puis la libération des fous. Le temps en revanche est plus resserré dans Naissance de la clinique et moins riche en images fortes. Enfin, le propos même du livre, le rapport à la mort tel qu’il est enseigné par Bichat a écarté un grand nombre de lecteurs. Avec la médecine clinique, la vérité de la maladie se lit surtout dans l’état du cadavre. Cela suppose que la fondation de notre rapport à la vérité serait liée à notre propre disparition. Les dernières pages sont très lyriques. Pour Foucault, la médecine clinique est enserrée dans ce lyrisme du corps et de la mort. Aujourd’hui, les médecins soignent à travers des écrans. C’est pour le moins différent.
D. S. Pourquoi toutefois cet attachement à la médecine et comment expliquer l’absence de la biologie dans son œuvre ?
F. G. Michel Foucault était issu d’une famille de médecins. Son père était chirurgien. Cette ambiance médicale a laissé des traces. Michel Foucault parlait ainsi d’une passion du bistouri, du coup d’œil. L’écriture a remplacé la chirurgie. Mais au fond c’est la même affaire, à savoir traverser une paroi pour découvrir des vérités insupportables. Selon Foucault, la médecine exerce un rôle majeur dans ce qu’il appelle les sociétés de normalisation. Outre la rupture technique qui s’accompagne d’un effacement de la clinique, se produit une autre rupture dans le champ médical où domine désormais le commandement d’être en meilleure santé possible et non plus seulement d’être soigné. Cette médecine n’est plus celle du soulagement de la souffrance mais celle de la performance. S’impose l’idée de la norme. La médecine relève de cette entreprise de biopolitique. Pour revenir à la biologie moléculaire, il en avait perçu l’importance. Il entreprend même un grand travail de recherche. Mais paraît La Logique du vivant de François Jacob. Foucault en publie une recension. Et il abandonne son projet. Le travail était déjà fait.
D. S. Dans L’Histoire de la sexualité, Michel Foucault écrit un nouveau chapitre de son rapport à la médecine.
F. G. Dans cette époque centrée sur la problématisation du sujet apparaît l’idée du philosophe comme médecin de soi-même. Foucault dans L’histoire de la sexualité relit toute la tradition médicale antique, Hippocrate et Galien en tête. Cette médecine n’était pas performative, normalisante mais permettait à chacun de s’approprier son corps. La frontière entre philosophie et médecine était alors poreuse. Ces deux pratiques s’inscrivaient dans le même cadre générique d’une technique de soi-même, d’un souci de soi-même. Mais qui ne relève pas d’un souci narcissique, hypocondriaque. Il faudrait d’ailleurs évoquer l’idée de la construction de soi, du régime. Foucault apprécie dans cette médecine son aspect circonstancié. Il n’y a pas ici de règle absolue, définitive. Les traités d’alors relativisent les règles. Cela dépend en fait des saisons, de l’état du corps, de l’âge, du statut social, de la complexion du corps selon la médecine des humeurs. Cela prend forme à l’intérieur d’un art, celui de l’art de vivre. La problématique médicale, on le voit, est constante du début jusqu’à la fin de l’œuvre. Foucault reprend cette vieille idée reçue comme absurde, voire dangereuse : il faut se constituer le médecin de soi-même.
D. S. Comment enfin expliquer ce rendez-vous manqué des médecins avec Foucault ?
F. G. Foucault n’écrit pas une histoire complaisante de la médecine. Elle s’accompagne d’une joie critique. Le discours médical dans les années cinquante affiche une bonne pensance qui s’autorise un discours scientifique, soit la superposition exacte du Vrai et du Bien. Au fond de la critique, il y a la sensation chez Foucault que les médecins fantasment leur propre savoir, le réfléchissent immédiatement comme une science moralisatrice. Il reprend à son compte la leçon nietzschienne que la vérité est toujours immorale et insupportable.
À lire aussi : Penser le néolibéralisme, le moment néolibéral, Foucault et la crise du socialisme, Serge Audier, éd. le bord de l’eau, 563 pp., 28 euros.
* La pratique de l’esprit humain, Marcel Gauchet et Gladys Swain, collection Tel Gallimard, 2007, 11,50 euros.
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