LE TEMPS DE LA MEDECINE
« Appelons tout d'abord un chat un chat, à savoir parlons de drogues, légales ou illicites, et non de substances psychoactives ! avertit le Dr Francis Curtet. On se s'est jamais donné les moyens d'une politique de prévention ! » s'exclame-t-il.
Pour ce psychiatre, spécialiste en toxicomanie, actuellement chargé de mission à la DDASS de Paris, l'effort préventif doit porter sur les jeunes. En « ciblant avant tout les parents », afin de les aider à remplir, dès la petite enfance, leur tâche de parents.
Bien distinguer le simple usage de drogue - « par plaisir, par convivialité ou par curiosité » - de la toxicomanie constitue un préalable à toute démarche. Dans le premier cas, il importe de mettre l'accent sur les dangers des produits à travers des messages courts et précis. Un feuillet énumérant les drogues et leurs propriétés, classées « sédatifs » (cannabis [1]), « hallucinogènes » (solvants volatils, LSD) et « excitants » (tabac, cocaïne, ecstasy), avec les risques liés aux injections, représente un outil de prévention du simple usage accessible tant aux élèves de seconde qu'à leurs parents. Avec les CM2 ou les 6e, le Dr Curtet cherche une voie ludique de façon à attirer l'attention à travers le thème « Qu'est-ce que c'est que devenir grand », sachant qu'un préadolescent désireux de brûler des étapes ne retient en général des aînés que leurs mauvais côtés.
Face à la toxicomanie proprement dite, le praticien propose une communication « sur le mode relationnel ». Lui-même s'y exerce depuis des années dans le cadre de débats en milieu scolaire, voire dans les mairies ou au sein d'associations. « Ce qui compte n'est pas le premier produit, mais pourquoi on l'a pris. Pourquoi on a fui une réalité. C'est là-dessus que l'on doit travailler. » Pour ce faire, il est essentiel d'améliorer la qualité relationnelle parents-enfant. « Plutôt que de laisser un jeune gommer des problèmes personnels avec une drogue, il vaut mieux lui apprendre à libérer ses émotions. » Concrètement, face à un garçon qui connaît des désillusions sentimentales ou de mauvais résultats scolaires, « on ne se moque pas, on ne punit pas ». En fait, « la prévention des conduites de fuite est un art de vivre autrement ». « Dans notre société d'exclusion, où le gros mange le petit, il faut savoir perdre, recommande le Dr Francis Curtet. C'est là la seule manière de gagner. Oser pleurer, aussi. Bref, instaurer le droit aux défaillances. Dans les moments de bascule, le jeune a besoin de s'entendre dire "On ne va pas cesser de t'aimer" , "On ne va pas cesser de te faire confiance" , "Non, tu n'es pas un raté" , "Non, tu n'es pas un imbécile" , "Nous également, nous nous trompons, nous faisons des erreurs" ». Dans tous les cas, « il est important de savoir que la toxicomanie est une fuite transitoire, qui ne s'attrape pas à l'adolescence mais bien avant ».
De la parole
et de l'écoute
D'où le rôle majeur que sont tenus de jouer les mères et les pères. Si la plupart ne sont pas démissionnaires, nombre d'entre eux semblent « paumés », « flottent » quand leur enfant est « en fuite ». Or, une poignée seulement participent aux débats animés par le Dr Curtet. Aussi le psychiatre juge-t-il utile de multiplier les « Points d'accueil et de conseils » dans la cité en vue de les « recertifier dans leur rôle de parents, ne serait-ce que pour pouvoir dire à leur progéniture "Je t'aime" , "Je te fais confiance" , "Je mets des limites" ». Depuis trois ans et demi, le Dr Francis Curtet anime dans la capitale « Objectifs parents », sans locaux ni équipe, la mairie n'ayant jamais répondu à ses sollicitations. Paris compte 69 associations de parents, toutes débordées et bénévoles. Pour la très grande majorité des familles qui n'ont pas à leur porte un Point d'accueil et de conseils, le praticien s'en remet aux médias.
Outre la sensibilisation parentale, il y a bien entendu le contact avec les adolescents eux-mêmes : « -Depuis quand vos parents ne vous ont-ils pas dit "Je t'aime" ? Apprenez-leur. - Et vous, leur avez-vous dit "Je t'aime" ?», les interpelle le psychiatre à chacun de ses nombreux déplacements dans les lycées et les collèges. Un clip télé d'une vingtaine de secondes - intitulé « Drogue : ne vous trompez pas de liberté » ou « La drogue ne résout jamais rien » - serait le bienvenu, a plaidé le Dr Francis Curtet auprès de la MILDT. Reste le rôle du médecin de famille. Il pourrait jouer un rôle clé, estime-t-il, « si, dans la formation initiale, on enseignait le malade et non plus exclusivement la maladie, et si on sélectionnait les carabins sur leur capacité aux relations humaines ». « La parole du patient vaut tous les médicaments du monde et la qualité d'écoute du médecin est le meilleur des anxiolytiques pour le malade », souligne-t-il .
De la banalisation à la légalisation
A propos de la loi du 31 décembre 1970 sur les stupéfiants, le Dr Francis Curtet fait entendre, là encore, sa différence. Pour lui, « les produits de substitution transforment la toxicomanie en maladie chronique ». Les sanctions lui semblent « stupides lorsqu'elles sont infligées à quelqu'un qui prend une drogue par plaisir ». La prison « ne résout rien » pour un usager « qui cherche à fuir une réalité ». Les neuf dixièmes des 95 000 interpellations annuelles pour usage simple ou revente concernent le cannabis. De 1987 à 2001, quelque 8 589 peines de prison ont été prononcées à l'encontre d'usagers simples, et 4 000 injonctions thérapeutiques exécutées, chaque année, entre 1998 et 2001 (2). Pour autant , « autoriser la prise de drogue n'est pas une solution, ça ne règle rien ». « L'interdit est donc nécessaire, car la drogue n'est pas utile, plus ou moins dangereuse, et le procédé illusoire. » Le psychiatre qualifie de « constructives les sanctions telles que la confiscation du scooter, le travail d'intérêt général, ou la suspension du permis de conduire », qui figureront dans le projet de réforme de la loi de 1970. « Malheureusement, vis-à-vis du cannabis, elles arrivent vingt-cinq ans trop tard, déplore-t-il . En 2003, la banalisation du produit fait qu'il est intégré dans la culture, au même titre que le tabac, l'alcool ou le café, y compris chez les jeunes qui ne fument pas. » La MILDT dénombre 6,8 millions de personnes ayant expérimenté le cannabis, dont 2,2 millions sont des usagers réguliers ou occasionnels. « C'est devenu l'équivalent de l'apéritif pour les adultes », poursuit le psychiatre, qui s'oppose ainsi au regard porté par les sénateurs sur le sujet dans un rapport rendu public au printemps (3). « D'ailleurs, les jeunes (fumeurs de joints) qu'on a fait réagir aux futures nouvelles sanctions ont donné le ton par leur réplique : "On s'en fout, on fumera chez nous" ». « Même si je ne m'en réjouis pas, la seule solution, c'est la légalisation pour les majeurs et l'interdiction pour les mineurs, dit le Dr Curtet. Et il faut multiplier par quatre les peines à l'encontre des adultes qui procureront du cannabis aux jeunes. » « C'est à mon corps défendant que j'opte pour cette formule, insiste-t-il, mais au moins elle a le mérite de l'efficacité. Il n'est pas possible de revenir en arrière. La prévention, c'est ne pas laisser une mode se transformer en intégration culturelle. L'ecstasy, par exemple, est une mode, qui appelle à agir fort. Une mode, ça passe, une intégration culturelle, non. Prohiber demain l'alcool en France, c'est la révolution. La seule manière acceptable, c'est de légaliser à partir de 18 ans. Et au nom de la protection des mineurs, il faut étendre l'interdit au tabac et à l'alcool. » Il n'y a pas que les parents qui doivent mettre des limites à leurs enfants, l'Etat a pour mission d'en imposer, aussi, par la loi.
(1) « Diminution de la vigilance et des réflexes. Baisse de la motivation et de la capacité de travail. Rarement crise d'angoisse ou de paranoïa ».
(2) Depuis la promulgation de la loi de 1970, on a dénombré 7 000 overdoses et recensé 335 000 personnes contaminées par le VHB ou le VHC, et 35 000 par le VIH.
(3) « Drogue, l'autre cancer », 29 mai 2003, Nelly Olin et Bernard Plasait (n° 321).
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