EN 3285 ENVIRON avant l'ère actuelle meurt dans un glacier alpin un chasseur, dont le corps en parfait état de conservation est passé au peigne fin de chercheurs italiens en 1991. L'homme, que l'on nommera Otzi, devait souffrir de troubles intestinaux car il a en sa possession des baies riches d'une substance toxique pour éliminer les vers parasites, cause de ses maux. Outre ce remède phytothérapique, des tatouages maquillent des articulations difformes, sans doute en vue de soulager quelque douleur. «Voilà un exemple» antédiluvien «d'emploi simultané de médicament efficace et de signes magiques pour vaincre la maladie», écrit Jean-Pierre Buydens dans « le Médicament entre science et magie » (Editions Mols, 2002)*. Cinq millénaires plus tard, à une époque où la médecine d'Hippocrate fait des pas de géant, les malades du cancer se ruent vers les médecines alternatives ou complémentaires (MAC). Les unes s'ajoutant au traitement classique «en atténuent les effets secondaires et améliorent la qualité de vie», les autres, «vécues comme des soins anticancéreux, se substituent éventuellement à la médecine conventionnelle», dit au « Quotidien » le Pr Simon Schraub (Strasbourg), auteur de « la Magie et la raison » (Calmann-Lévy, 1987).
Pour le Dr Jean-Marie Dilhuydy, oncologue-radiothérapeute à Bordeaux, vice-président de la Société française de psycho-oncologie, «une confusion sémantique,fréquente dans la littérature médicale», est à éviter. La médecine standard se fonde sur la preuve, les médecines traditionnelles chinoise et hindoue sur une expérience plurimillénaire, argumente-t-il. Quant «aux pratiques complémentaires et aux pratiques alternatives**, elles n'ont pas à être qualifiées de médecine», estime-t-il . Et de faire remarquer que «les complémentaires peuvent être employées en alternatives, comme le régime macrobiotique par le milieu sectaire, et inversement». Gare aussi au mode d'administration de certains traitements qui, validé à un moment T, est susceptible de devenir obsolète par la suite. Le Dr Dilhuydy cite le 5-FU (fluo-rouracile) en intrarectal, abandonné depuis trente ans, qu'un de ses confrères proposait il y a encore six mois.
De 1 à 4 % renoncent au traitement classique.
Sur 200 cancéreux interrogés par Laurent Simon dans le cadre d'une thèse en pharmacie (2006)***, tous suivent une MAC prescrite par un médecin, «notamment homéopathe», «de manière à supporter les soins classiques et à accroître les défenses de l'organisme». Soixante pour cent prennent des substances homéopathiques, 35 % sont sous phytothérapie, 40 % reçoivent des injections de gui, 45 % ont un régime alimentaire et quelques-uns des traitements bio ou divers. «Or 27% de ces malades pensent que la MAC sert à traiter leur tumeur maligne», relève le Pr Schraub.
Pour sa part, le Dr Dilhuydy rapporte que, sur 200 femmes atteintes d'un cancer du sein ( «pas de stade avancé»), suivies et traitées dans sa clientèle en 2004, 43 % s'adonnent à des pratiques complémentaires : homéopathie (47 %), vitamines et aliments (34 %), guérisseur (27 %), phytothérapie (15 %), acupuncture (7 %), prière communautaire systématique (5 %) et groupe de soutien (3 %), près de deux sur trois recourant à plusieurs méthodes à la fois. Cinquante-sept pour cent cherchent à contrecarrer la radiothérapie et 100 % souhaitent renforcer leurs défenses immunitaire. In fine, 53 % y voient un bénéfice : moins d'érythèmes, par exemple, et plus de résistance psychologique. La démarche MAC est personnelle dans 43 % des cas ou conseillée par le généraliste dans 41 % des cas. L'omnipraticien en est informé par trois patientes sur cinq et le cancérologue par une sur cinq* **. Outre-Atlantique, une étude réalisée par Hamilton en 2005, portant sur 443 femmes et hommes (58 % MAC), dont 214 cancers du sein (61 % MAC), sortis d'un traitement standard depuis 4-5 ans, met l'accent sur «le goût pour l'irrationnel». Les sujets à pratiques complémentaires ou alternatives croient la santé du corps et la santé de l'esprit intimement mêlées, évoquent une expérience leur ayant fait «voir le monde autrement» et avouent que la religion intervient dans leur décision de soins. De son côté, la famille a de «bonnes raisons» d'inciter le malade à agir : «Elle se sent coupable de sa pathologie cancéreuse et veut qu'il se donne un maximum de chances de guérison», note le Dr Dilhuydy.
Pour le praticien, plus globalement, c'est «un phénomène qui se développe, lié à une recherche d'autonomie par rapport au pouvoir médical, à un refus de la technicité scientifique, de l'uniformisation, d'une société de consommation de plus en plus complexe et d'un monde désenchanté, associé à l'émergence d'une culture écologique, bio et à une fascination des médecines orientales».Mais quoi qu'il en soit, de 1 à 4 % seulement des malades renoncent au traitement anticancéreux conventionnel. Une enquête sociologique conduite en 2006, auprès de 45 personnes par le Pr Schraub lui-même, le confirme. «Quand une pathologie ne guérit pas, à plus de 80%, les patients concernés se dirigent vers les médecines parallèles. Hier, la tuberculose en donnait l'occasion, aujourd'hui, c'est au tour des cancers et du sida.»
Remuer ciel et terre.
Ce qui peut pousser les patients à recourir à ces médecines alternatives ? «Un mauvais fonctionnement émotionnel (fragilité psychologique) et social (isolement) du malade, et une mauvaise relation avec son médecin, en général trop courte.» Nombreuses sont par exemple les patientes de 35-59 ans d'un niveau culturel élevé qui sont tentées par les MAC. La peur de la récidive et la crainte de la technicité les attirent vers une prise en charge holistique. «Le stress provoque le cancer» fait florès. Elles recherchent le retour «aux sources». Les médecines douces ou naturelles ont leur préférence. L'homéopathie, leur explique-t-on, traite le terrain cancéreux et les effets secondaires de la radiothérapie, facilite la cicatrisation (douleurs postopératoires) et gomme les troubles de l'humeur et du sommeil, la hantise de la mort et l'état dépressif. «On remue ciel et terre. Il faut avoir l'impression d'entreprendre tout ce qu'il faut», commente le Dr Dilhuydy.
Mais parmi ceux qui recourent à d'autres médecines, un sur trois ne dit pas à son cancérologue ses démarches parallèles, «craignant des remontrances ou des sarcasmes», souligne le Pr Schraub.
Un processus de défense pour garder espoir.
Le plus souvent, les promoteurs des pratiques complémentaires et alternatives, qui peuvent être également vendeurs ou pourvoyeurs, entre autres, de produits comme le Pao pereira ou le cartilage de requin, se contentent de mettre en avant les défenses de l'organisme. Ils se gardent de faire valoir toute vertu anticancéreuse, la crédulité des patients les récompensant largement. Le Dr Dilhuydy n'a pu retenir une de ses patientes, qui refusait la radiothérapie, de «se livrer totalement» à la naturopathie, à raison de 780 euros par mois. Pour autant, le radiothérapeute continue à la suivre.
Jusqu'à la fin des années 1980, les pratiques complémentaires et alternatives se présentaient comme des réponses aux maladies sans guérison. Aujourd'hui, la justice veille. «Elles avancent masquées», constate le Pr Schraub. «Dans 28 à 30% des cas de cancer», le malade fait preuve de curiosité à l'égard de ces pratiques. «Il croit que ça va l'aider à guérir.» Bien entendu, il n'est pas question de «tirer sur les tapis volants», comme le dit le cancérologue. «On ne détruit pas un processus de défense –même fondé autour d'une conception de la santé erronée– qui permet de garder l'espoir», renchérit le Dr Dilhuydy. En revanche, c'est au généraliste et au spécialiste de conseiller leur malade. Ils doivent veiller à ce qu'il n'y ait pas de perte de chance de guérison par refus du traitement classique, ou renoncement. Il revient aussi au médecin de savoir vers quelle MAC le patient se tourne, de façon à écarter les interactions médicamenteuses. Enfin, à défaut de jugement, inconvenant par nature, il convient d'informer, encore et toujours. C'est à ce prix «qu'on n'abandonne pas ses malades et qu'on garde leur confiance», rappelle le Pr Simon Schraub.
* Cité par le Dr Jean-Marie Dilhuydy (Bordeaux) dans « Le Bulletin du cancer », volume 90, numéro 7, 623-8, juillet 2003.
** Parmi les « pratiques complémentaires » ayant fait la preuve de leur efficacité, on compte la psychothérapie, les techniques comportementales (relaxation, visualisation mentale), les techniques physiques (yoga, tai-chi), les massages et les groupes de soutien (groupes de parole).
*** Parution prochaine dans « le Bulletin du cancer ».
**** Enquête Dilhuydy 2004 pour la Société de sénologie et pathologie mammaire.
Trois cas
–Jeanne, 38 ans, sous chimiothérapie (témodal) à la suite d'une activité tumorale décelée par IRM, en vient à consulter un habitant de son village, appelé « Monseigneur ». Il lui fournit un remède d'homéopathie fractale, sous forme de gélules (9 par prise), à prendre pendant un mois, soir et matin. «La tumeur part ou, à la rigueur, se stabilise, mais il n'y pas de transformation en cancer», lui affirme-t-on.Jeanne y croit : «C'est une médecine complémentaire de la médecine curative.»
–Jacques, 54 ans, une fille de 22 ans et une femme décédée d'un cancer, «ne se sort pas» d'un cancer du rein métastatique. S'il vit «encore, et pas trop mal», il le doit, estime-t-il, à «l'homéopathie (piqûre de gui, antioxydants, vitamines C et E) qui apporte un équilibre énergétique», voire à «un magnétiseur». Jacques, «en quête spirituelle», qui reconnaît avoir «toujours besoin» de la médecine classique pour ses métastases, entend «tout essayer». Il se déclare «disponible pour des essais thérapeutiques».
– Francis, sculpteur de 55 ans, victime d'une tumeur cérébrale, opte pour l'homéopathie à la demande de son épouse. Poussé par sa belle-soeur, il prend également du Pao pereira, obtenu par Internet via les Etats-Unis. «Toujours sous chimiothérapie», il a «l'impression d'une stabilité, grâce à cet adjuvant de la médecine classique» qui porte la marque de feu Mirko Beljanski*.
Témoignages recueillis dans l'enquête du Pr Simon Schraub. * D'après Mirko Beljanski (1925-1998), les alcaloïdes extraits du Pao pereira (poirier du Brésil) possèdent la même toxicité contre le génome de certaines cellules cancéreuses.
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