APRÈS le succès de « Trois leçons sur la société post-industrielle » (Seuil), Daniel Cohen redéploie toute l’histoire de l’Occident, son prodigieux essor marchand et l’avènement triomphant de la société industrielle. De manière récurrente, il ne cesse de se demander pourquoi ce modèle a fini par se communiquer à d’autres civilisations, en particulier la Chine, pourtant si en avance sur nous pendant des siècles.
Lirait-on avec plaisir un roman policier dont le dénouement détaillé nous serait connu ? C’est bien ce qui se passe avec l’économie occidentale. L’Europe n’est pas sortie indemne de cette révolution. L’idéal de paix et de prospérité a fini dans la régression barbare de la deuxième guerre mondiale. La crise de 1929 a montré l’extrême fragilité de la traduction boursière du capital et nous venons d’être secoués par la déroute des systèmes de crédits.
Contant ces épisodes de l’aventure économique, Daniel Cohen fait saillir cruellement les blocages, explore les impasses et déroule une galerie de portraits propres à désespérer de l’humanité. Adam Smith nous explique que si l’avenant boulanger se lève à 5 heures du matin pour assurer notre repas, c’est uniquement parce que son propre intérêt l’exige. David Ricardo note qu’en achetant les premiers les bonnes terres, des privilégiés s’assurent une rente différentielle en vendant au prix fort des terres de plus en plus usées. Quant à Marx, il voit dans le statut du prolétaire un nouvel esclave, vendant sa force de travail à un patron à qui il rapporte bien plus qu’il ne lui coûte.
Et puis il y a le « moment Malthus » (1766-1824). Cet aigre révérend a noté le déséquilibre entre les ressources dont on dispose et l’accroissement démographique. Ça va mal en général, puisque dès que ça va bien, les hommes se reproduisent joyeusement « comme des souris dans une grange ».
Malthus en tire une série de conséquences pas vraiment euphorisantes. Dans cette perspective, les famines, les guerres et la peste sont une bonne chose. Les inégalités aussi. Elles ne changent rien au niveau de vie des classes populaires et soustraient à la misère celles qui les exploitent. Enfin Malthus explique (à raison !) qu’en établissant des comparaisons, il apparaît que le rendement du travail ne s’est pas amélioré avec les siècles. L’économie est une science sinistre.
Daniel Cohen insiste sur Malthus, car toute la science économique se développera à partir de l’idée d’une croissance exponentielle en réaction au spectre d’une misère inéluctable. Paradoxalement, c’est plus la prospérité que l’indigence qui entraîne l’agressivité guerrière. La richesse gonfle les idéaux collectifs ; inversement, lorsqu’elle tombe en deça des attentes, les gens sont frustrés, se sentent pauvres et deviennent individualistes.
Le désir du désir de l’autre.
Parcourant avec précision les péripéties majeures de l’histoire économique, l’auteur note qu’à partir des années 1980, un nouveau capitalisme se met en place qui remet en question la vieille organisation du travail. « Les primes d’intéressement se substituent aux plans de carrière », les managers « voient leurs destins et leurs rémunérations indexés sur la Bourse »... Le nouveau capitalisme externalise les tâches de façon mondialisée, un processus accéléré par les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Au bout de la chaîne se trouve l’entreprise sans employés, ce qui aurait bien étonné Marx...
La prospérité économique rend-elle heureux ? Oui, répond Daniel Cohen, mais notre type social nous a installés dans une perpétuelle envie mimétique. Il faut, en plus de l’aisance, se différencier de son voisin en ayant le tout dernier modèle. Ainsi reprend-il le célèbre « désir du désir de l’autre » de René Girard
Quant à l’avenir, l’auteur se fait brumeux et prophétique, mais pas vraiment optimiste lorsqu’il emprunte sa conclusion à son homonyme, Leonard Cohen, le folkeux dépressif : « J’ai vu le futur, mon frère, c’est le meurtre. »
Daniel Cohen, « la Prospérité du vice - Une introduction (inquiète) à l’écoomie », Albin Michel, 280 pages, 19 euros.
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