LE NOUVEAU SÉNANQUE (le roman) a-t-il accouché d'un nouvel Antoine Sénanque (l'écrivain) ? Ou bien est-ce l'inverse ? « L'Ami de jeunesse », en tout cas, révèle un autre homme. Comme si, après avoir accompli deux voyages au bout de la nuit de la médecine à l'occasion de ses deux premiers romans, à 49 ans, il renaissait à la joie. C'est ce que confirment ses proches. Véronique, la grande soeur, se réjouit : «Son côté très plutonien a cessé de le dominer», confie-t-elle. «Antoine est en train de changer complètement, s'exclame Philippe Damas, l'ami de jeunesse rencontré au lycée, qui a donné son titre au livre éponyme et a servi de modèle au compère du narrateur : «Fini le ténébreux négatif, plus que sombre, complètement noir et sans espoir, voici mon Antoine qui s'ouvre enfin à la joie de vivre! Au fond, il est aussi gai luron que moi!»
«Ses livres ont été la meilleure thérapie pour le guérir de sa souffrance existentielle et de son angoisse incommensurable d'exercer la médecine, estime le Pr Alain Sautet, chirurgien orthopédique à Saint-Antoine, qui a préparé l'internat en tandem avec lui et ne l'a pas lâché depuis. En lisant “Blouse“, j'avais découvert avec stupéfaction à quel point l'exercice de la médecine avait été anxiogène pour lui. En lisant “l'Ami de jeunesse“,je constate que l'écriture l'a libéré.»
L'intéressé confirme. Toujours dans la retenue, avec son faux air de Julien Clerc, il sourit : «J'ai eu l'impression, en écrivant “l'Ami de jeunesse“ de changer de registre et d'emprunter pour la première fois un chemin de bonheur. La paix et la joie l'ont emporté sur la neurasthénie.»
Justement, le sujet du livre, c'est le changement de vie. À l'orée de la cinquantaine, cette «adolescence de la vieillesse», comme l'écrit joliment Sénanque, le narrateur veut en finir avec un destin non choisi : un cabinet enviable de psychiatre dans le quartier du Panthéon, une épouse linguiste spécialiste du hittite, un frère au chômage qui vit à ses crochets depuis quatorze ans, une belle-mère hypocondriaque, des jumeaux qu'il confond et qui lui font écrire : «Celui qui a donné le conseil “Aimez-vous les uns les autres“ n'avait pas d'enfants.»
Après vingt ans de médecine ( «C'est trop», écrit-il), le héros, Antoine Saint-Bernard, décide donc de changer de vie. Direction la Sorbonne. Une licence d'histoire. En compagnie de Félix, son ami de trente ans, restaurateur de son état. Un jouisseur cynique, autant que lui est un angoissé chronique.
Jeux de massacre.
Mais que les amateurs des deux premiers Sénanque se rassurent, le scénario reste planté à proximité de l'univers médical. Et des jeux de massacre dont le neurologue-romancier raffole. Le ton avait été donné dès les premières lignes de « Blouse » : «Je n'ai pas toujours pratiqué la médecine, cette merde.» Et Sénanque ajoutait : «Il a bien raison, Céline. Je pense comme lui.» De ce point de vue, les lecteurs de « la Grande Garde » n'avaient pas été non plus déçus du voyage, que n'aurait pas renié le Dr Destouches. Cette fois encore, revoilà massacre à l'AP-HP, en l'occurrence aux urgences de Saint-Antoine, à 1 h 30 du matin, avec Félix dans le rôle du noceur auquel il faut recoudre le bras : «Tout n'a pas été écrit sur la Première Guerre mondiale. L'horreur des tranchées, des amputés, des gazés, des gueules cassées. Les anciens combattants sont les bienvenus au sous-sol de l'hôpital, pour une petite fête familiale, à la bonne santé des copains qui ne s'en sont pas sortis (…) Aux urgences, il n'y a que les obus qui manquent pour une reconstitution exacte. Pour le reste, tout est là. Les hémorragies, les fractures, les éventrations et les râles. Des gens courent, se précipitent, d'autres sont figés sur des chaises ou debout, l'air hagard. Il y a des sirènes, des shrapnels, des lumières tirés par les gyrophares et des ombres en boue.» Spectacle garanti, avec «des mouvements qui grouillent comme des rats, spectres, sang, alcool, éther, brûlures narguantes, parades de nécroses, maladies atroces, gloussement des cancers.»
La souffrance du médecin.
«J'ai exprimé dans mes livres mon hypersensibilité et l'hypersolitude que je ressens dans le monde hospitalier, explique Antoine Sénanque. Et à en juger par tous les courriers que j'ai reçus, pas mal de médecins s'y sont retrouvés.»«“Blouse“, c'est le roman de la souffrance du médecin qui n'en peut plus de prendre en charge l'autre, estime le Pr Sautet. Quand vous faites le compte de tous les médecins qui renoncent à faire de la clinique pour ne pas avoir à affronter ces situations, vous comprenez que le livre ait fait un malheur dans la profession.»
Sénanque est entré en médecine à son corps défendant. Un père chirurgien urologue, une famille fortement médicalisée ont d'abord eu raison de ses premiers rêves d'écriture. «On m'a cassé la plume, confie-t-il, j'ai fait médecine parce que mon échec de médecin n'aurait eu aucune importance pour moi. Je me suis dit que j'avais plus à perdre qu'à gagner en essayant de réaliser mes désirs et en n'y parvenant pas.»
La plume a finalement tenu le choc. Non seulement «elle a résisté à la puissance stérilisante de la médecine», mais elle a puisé son inspiration sous la lumière des scialytiques. Avec, en prime, une terrible rage d'en découdre. « Blouse » et « la Grande Garde » sont des règlements de compte avec l'hôpital, pour le premier, et l'autorité paternelle pour le second. Le temps et l'écriture ont à présent fait leur oeuvre. Après le premier roman, en 2004, le neurologue a tiré sa révérence à l'hôpital, se cantonnant à l'exercice libéral. Après le second, il a cessé d'être un intrus dans le monde des lettres, reconnu désormais comme un auteur à part entière. Et non plus comme un médecin qui écrit des romans. Écrivain tout court.
Du coup, « l'Ami de jeunesse » peut embrasser d'autres horizons que médicaux. Des massacres restent au menu, ceux des guerres de religion, qui sont au programme de la licence d'histoire en Sorbonne. Rois minables, psychopathes et tuberculeux, assassinats au nom du Christ, crime de la Saint-Barthélemy. Les épisodes de cette histoire sanglante s'entrecroisent, tambour battant, avec les péripéties amoureuses des personnages, infidélités, conquêtes, fausses confidences. Au fil des pages, le vaudeville d'Antoine Saint-Bernard a rendez-vous avec l'assassinat du duc de Guise.
L'écrivain s'éloigne du monde médical. Et le médecin ? «Il est psychologiquement mûr pour fermer son cabinet demain matin», estime Philippe Damas. Ce que déplorerait le Pr Sautet, qui voit en lui l'un des meilleurs de la place de Paris pour pratiquer les électromyogrammes. «Pour cet examen généralement angoissant, Antoine excelle à rassurer ses patients», rapporte sa soeur, qui travaille avec lui.
Mais à présent, c'est lui-même qui se rassure en devenant un écrivain reconnu, récompensé l'an dernier par le prix Jean-Bernard. Consacré peut-être le mois prochain par l'Interallié ou le Médicis. Le Dr Antoine Moulonguet, puisque tel est son vrai nom, comme jadis le Dr Destouches avec Céline, va-t-il disparaître derrière Sénanque ? Lui préfère évoquer une renaissance. Sur le chemin de la paix intérieure. Avec ce nom d'auteur qu'il s'est choisi, celui d'un monastère cistercien planté au milieu des champs de lavande. Ce héros qui s'appelle Saint-Bernard, du nom du fondateur de Cîteaux. Ce prénom, Antoine, comme l'anachorète pionnier du monachisme dans le désert égyptien… Le romancier neurologue, marié et père de deux enfants, ne cache pas qu'il est heureux de cheminer enfin vers son monastère intérieur, livre après livre. En attendant d'autres révélations ?
Extraits
« Je crois que la porte d'entrée de l'infection de notre couple est là, dans le “tout à l'heure“. Le grand amour qui nous liait a été contaminé par le temps. Au sens médical du terme. Une septicémie de temps, avec des décharges infectieuses de jours et d'heures... »
« Liste des empereurs romains marquants du IIe siècle. Moyen : trachéite. “Tra“ pour Trajan, H pour Hadrien. Angine pour Antonin le Pieux, Mastoïdite pour Marc Aurèle, Trachome pour Commode. »
« J'ai trouvé dans l'horreur médicale un argument pour l'existence d'un dieu en miroir positif. C'est le reflet mystique de l'escarre, la sainteté de la gangrène. Il faut être croyant dans la chapelle de l'hôpital, savoir recevoir les sacrements de souffrance, communier avec de hosties de phlyctènes et d'ulcères. Il ne faut pas être dégoûté. »
« Je sais que l'insomnie peut être utile. Elle joue un rôle dans la régulation de l'anxiété. Trop de sommeil nuit. Le corps reposé n'oppose plus de résistance aux vagues d'angoisse. Comme une digue molle. Il faut que le corps se crispe dans la dette de sommeil, l'esprit se détourne alors un peu de sa névrose. »
n « On nous apprend, à la faculté, à pincer le téton du comateux, à le tordre en cas de résistance, à frotter au poing son sternum ou à enfoncer les pouces sous ses arcades sourcilières. Il y a du dominicain dans l'âme du réanimateur, le comateux est passé à la question. »
« Pour Camille, la pathologie du corps était toujours volontaire. Il était très radical sur ce sujet. Le corps était une victime de l'esprit. Il refusait le concept de l'affection accidentelle en médecine. Il avait déclaré qu'il n'y a pas de maladie mortelle, mais seulement des suicides programmés par l'inconscient. »
« Le psychiatre est un plasticien de l'esprit. Il ne guérit pas, il arrange, il ravale, il cache (...) Le seul lieu où l'on guérit, ce n'est pas le cabinet du psychiatre, c'est le monastère. »
« L'Ami de jeunesse », Grasset, 338 p., 17,90 euros.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature