A la recherche du bison blanc

Publié le 25/01/2006
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APRÈS LA SURVEILLANCE des maladies, après celle des expositions aux risques environnementaux, voici la surveillance de la menace indéfinie. «Prévoir l’imprévisible», selon la formule du Pr Gilles Brücker, directeur général de l’Institut de veille sanitaire (InVS). C’est la mission de la cellule de coordination des alertes, créée à l’automne 2003. «Nous sommes là pour éviter la réédition des événements catastrophiques liés à la canicule», explique le Dr Loïc Josseran, responsable de la CCA. Cet été-là, l’alerte avait bien été donnée dès le 5 août par un médecin du Samu du Morbihan, le Dr Frédéric Birgel. Il avait téléphoné à l’InVS (Institut de veille sanitaire) pour signaler trois arrêts cardiorespiratoires survenus sur le lieu de travail. «On avait étudié ces cas, mais, à cause des facteurs de comorbidité observés (prises médicamenteuses, états d’imprégnation alcoolique...), on s’était trompés, se souvient le Dr Josseran, lui-même absent à l’époque. L’alerte s’était égayée dans les différente départements de l’Institut.»

Centraliser tous les trucs tordus, pas banals.

D’où la nécessité apparue rétrospectivement : mettre en place un dispositif transversal capable de centraliser les signes avant-coureurs de tous les trucs tordus, pas banals, en dehors des tableaux classiques. Bref, il s’est agi, sous la pression des plus hautes instances gouvernementales, de penser une surveillance syndromique nouvelle, en utilisant pour la veille sanitaire toutes sortes de données justement non spécifiques et non employées jusqu’alors pour surveiller la santé publique.

Les Américains s’y étaient déjà risqués trois ans plus tôt. Mais leur dispositif, installé lors de l’affaire des enveloppes au charbon, reste axé sur les seuls risques liés au bioterrorisme. Ex-M. Biotox de l’InVS, le Dr Josseran a certes ce type de préoccupation : «Si on nous signale toute une série de personnes ayant emprunté une rame de métro et qui présentent un coup de soleil aux fesses, il faut évidemment que nous soyons en mesure de penser à une source radioactive qui aurait été dissimulée sous une banquette. Mais notre surveillance doit pouvoir lancer l’alerte sur toutes les anomalies, aussi peu spécifiques, inattendues et d’interprétation délicate soient-elles.»

Pour ce faire, la CCA s’appuie sur trois bases d’informations recueillies de façon systématique. Tout d’abord, les données hospitalières : 35 services d’urgence y participent. Répartis sur toute la France, ils disposent d’un logiciel grâce auquel les données sont extraites du dossier médical informatisé du patient lors de son passage aux urgences. Sans aucune manipulation supplémentaire sont ainsi captées les variables sociodémographiques, médicales (diagnostic codé en CIM 10, score de gravité, motif de recours) et trajectoire hospitalière. Le tout, crypté puis décrypté, est acheminé entre 4 et 6 heures du matin, via Internet, à l’InVS.

Deuxième source, les données préhospitalières : un accord vient d’être passé entre l’InVS et SOS-Médecins, qui fait suite à une première convention avec les Urgences médicales de Paris (UMP). Désormais, la force de frappe des 60 associations réparties sur l’ensemble du territoire réalise un enregistrement quotidien sur un registre informatisé des appels recueillis sur les standards dans toute la France, DOM-TOM compris, 24 heures sur 24. Contrairement aux données hospitalières, ce ne sont donc pas des diagnostics confirmés qui sont transmis, mais des symptomatologies ressenties.

Enfin, sont prises en compte les données de mortalité. L’Insee communique le nombre de décès journaliers qu’elle enregistre dans l’ensemble des états civils. Sont ainsi connus chaque jour le nombre de personnes décédées, leur sexe, leur décennie d’âge et leur localisation. La cause de la mort n’est pas communiquée, mais, souligne le Dr Josseran, «cette mortalité brute présente l’énorme avantage de sa régularité remarquable. Dès que ça bouge, c’est qu’un truc se passe».

InVS alerte, bonjour...

Pour compléter ces trois sources, la CCA s’est dotée d’un numéro de téléphone à 4 chiffres, le 6715. Un numéro qui n’est connu que des Samu et des urgentistes, qui fonctionne 24 heures sur 24, basculé la nuit et le week-end sur un agent d’astreinte. Au premier étage de l’InVS, bureau 1C16, c’est Anne qui décroche : «InVSalerte, bonjour...» La jeune femme prend note de l’appel sur une main courante, avant de réorienter son interlocuteur vers le service d’alerte de l’un des départements de l’institut (maladies infectieuses, maladies chroniques et traumatismes, santé environnement, santé travail, international et tropical). Si ce numéro «transversal» avait existé en août 2003, c’est celui-là qu’aurait dû composer le Dr Birgel. Et son alerte ne se serait pas perdue. Du moins, peut-on l’espérer. Bien sûr, quelques correspondants appellent intempestivement. Telle personne dénonce son voisin dont les poules sont en liberté. Ou tel autre accuse un Chinois de jets de poudres suspectes. Mais ces derniers jours, des urgentistes signalent des cas suspects de grippe aviaire chez des personnes qui rentrent d’Asie. Aucun n’a été confirmé. Comme disait le commentateur d’une télé venue filmer ces lieux potentiellement dramatiques, «un jour peut-être le 6715 sonnera pour annoncer le premier cas de la pandémie...».

En attendant, tous les soirs, entre 17 et 18 heures, le Dr Corinne Le Goaster, médecin épidémiologiste, l’autre chargée de mission de la CCA, envoie par fax son bulletin. Une dizaine de feuillets adressés au cabinet du ministre de la Santé, à la Direction générale de la santé (DGS) et à la Direction de l’hospitalisation et de l’organisation des soins (Dhos). «Ces derniers jours, nous avons surtout signalé des méningites, ainsi que des hépatitesA chez des gens du voyage. Cela ne représente pas des montagnes d’informations quotidiennes.»

Il faut évidemment savoir distinguer l’anecdotique du cas significatif ; bref, faire montre d’un certain flair épidémiologique. Ainsi, à l’été 2004, un seul cas de rage chez un chien ramené clandestinement du Maroc a pu justifier une alerte européenne sans qu’un seul cas humain ni aucun cas canin ne soit rapporté. «Mais, assure le Dr Josseran, compte tenu de ce que nous savions sur les cas contacts et les personnes victimes de morsures dans la région de Bordeaux, personne ne nous a reproché d’avoir surréagi. Bien sûr, l’alerte doit être diligentée à bon escient.»

La CCA est toujours en phase de développement. En particulier, le maillage de son réseau hospitalier doit être resserré dans les régions, hors Ile-de-France. «Les systèmes de surveillance doivent trouver de nouveaux développements régionalisés, estime le Pr Brücker, avec le renforcement indispensable des équipes régionales de veille sanitaire constituées par les Cire (cellules interrégionales d’épidémiologie) dans une démarche concertée avec les Drass et les ARH.» D’autres paramètres restent à intégrer au tableau de bord, comme ceux de la consommation médicamenteuse. Mais, en l’état, la CCA semble avoir passé avec succès sa phase pilote. Il suffit de confronter les données qu’elle a collectées jusqu’à présent avec celles des réseaux de surveillance spécifique et qui font référence, tel le réseau Sentinelles ou le Grog (lire page 16), pour noter la précision avec laquelle les courbes se superposent. «Au-delà de ces paramètres statistiques et de leur double approche, diagnostique et populationnelle, c’est le sens clinique qui fait la différence, commente le Dr Josseran. Ce paramètre indéfinissable qui survient dans une série de cas: 150sujets vont relever de l’ordinaire et, sans que l’on sache très bien dire pourquoi, le 151eva solliciter l’attention, provoquer une recherche. Et déclencher l’alerte. Comme disent les Américains, au beau milieu du troupeau, tout à coup surgit le bison blanc.» La CCA ne doit pas rater le bison blanc.

> CH. D.

DELAHAYE Christian

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7885