Décision Santé. Comment arrive-t-on à s’intéresser à l’histoire de la psychiatrie tout en occupant pendant plusieurs années les fonctions de directeur scientifique du Mémorial de Caen ?
Claude Quétel. Il faut poser la question à l’envers. Lorsque j’ai intégré le CNRS, la psychiatrie d’emblée était mon domaine de recherche. J’ai ainsi rédigé ma thèse à partir des archives de l’hôpital du Bon Sauveur à Caen qui étaient jusqu’alors inexploitées. Il est vrai que je n’appartiens pas à cette catégorie d’historiens qui creusent toujours le même sillon. À partir de l’histoire de la psychiatrie par auréoles concentriques, je me suis intéressé à l’histoire de l’enfermement sous l’Ancien Régime. Ainsi, j’ai travaillé sur l’histoire de la Bastille et sur les lettres de cachet qui étaient le grand mode d’internement des insensés.
D.S. C’est là que vous avez rencontré Michel Foucault…
C. Q. Si l’on peut dire ! Mes recherches m’ont conduit à m’opposer totalement aux thèses défendues par Michel Foucault, alors que ce n’était pas si facile dans le climat de vénération de l’époque (et aujourd’hui encore). Je me suis ensuite tourné vers l’histoire de la médecine et des pathologies infectieuses comme la syphilis par exemple. C’était un élargissement du champ d’autant plus facile qu’en parallèle à mon travail de chercheur et d’auteur, je suis devenu directeur de la collection Médecine et Histoire (Seghers) aujourd’hui disparue. J’ai ainsi publié une Histoire du secret médical rédigé par Raymond Villey, alors président du conseil de l’ordre des médecins.
Comment ai-je fini par échouer au Mémorial ? J’ai débuté comme instituteur remplaçant sans même être passé par l’école normale. J’ai ensuite repris des études supérieures et me suis inscrit en thèse avec Pierre Chaunu, à qui je dois ma carrière au CNRS. Il avait fondé le centre de recherche d’histoire quantitative à l’université de Caen. À sa demande j’en ai pris la direction plus tard. À partir du moment où le Mémorial a été créé, notre laboratoire se devait d’intégrer la Seconde Guerre mondiale comme axe de recherche majeur. De fil en aiguille, je suis devenu le directeur scientifique du Mémorial avec une thématique de réflexion plus large sur la psychohistoire (le pourquoi de l’événement) des conflits au XXe siècle. Ce n’était plus de la psychiatrie. Mais c’était toujours de la folie !
D. S. Revenons sur ce « beau livre » qui rejette toute idée d’histoire sainte. Vous lancez ici et là quelques lances en direction – on l’a déjà dit – de Michel Foucault. Aurait-il écrit une histoire mythologique de la folie ?
C. Q. Ce n’est pas le propos de cet ouvrage, mais beaucoup plus celui de mon Histoire de la folie chez Tallandier. Dans ce livre, je m’emploie à démontrer archives en main que la folie existe depuis toujours. Elle ruine de facto la thèse d’une folie inventée, d’une folie qui serait seulement la traduction d’attitudes déviantes et qui ne relèverait pas du médical. Pour dire vrai, je ne suis pas certain d’avoir réussi à ruiner les thèses de Foucault. Les mythes ont la vie dure !
Je tiens à préciser que ce livre n’est pas une histoire de la folie en images. Il est en revanche structuré autour de grands thèmes ayant été porteurs d’iconographie. C’est un livre d’images avec des textes, et non l’inverse. Je considère l’iconographie comme une source à part entière de l’Histoire. Depuis que je cherche sur ce thème, j’ai rassemblé des milliers d’images sur la folie. Ce livre ne montre que la partie émergée de l’iceberg – et c’est déjà beaucoup. Il s’agissait aussi de distinguer, iconographiquement parlant, ce qui relevait de la folie allégorique de ce qui appartenait au registre de la folie médicale.
Revenons à Pinel. C’est un opportuniste. Il arrive au bon moment en raflant la mise. L’histoire officielle de la psychiatrie commence avec le pseudo-geste de Pinel libérant les aliénés de leurs chaînes. Mais c’est dans l’air du temps et au surplus c’est Jean-Baptiste Pussin, son surveillant chef, qui a cette initiative. Quant à faire tout commencer à ce moment-là, c’est oublier qu’une riche réflexion théorique sur la folie s’exerce depuis l’Antiquité. C’est l’héritage jacobin qui a fait table rase du passé en décrétant que la Révolution française aurait tout inventé, depuis l’hygiène et l’assistance jusqu’à la psychiatrie.
Pinel est plutôt l’homme d’un livre (Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale, ou la manie ; 1800-1801). Il y dit que dans sa folie, l’aliéné n’est pas objet mais sujet, qu’il conserve cette partie de raison sur laquelle le médecin peut agir. Mais là encore, les contemporains, Hegel en tête, ont mis dans le livre de Pinel plus que ce qu’on y trouve en réalité. C’est dans ce sens que je dis qu’il a « raflé la mise ». En vérité, la naissance de la psychiatrie institutionnelle est en gestation dans le grand mouvement de la philanthropie au XVIIIe siècle. Après l’Angleterre, c’est en France une instruction toujours oubliée datant de 1785 qui précise la manière « de gouverner les insensés et de travailler à leur guérison dans les asiles qui leur sont destinés ». Lorsque Michel Foucault qui ne peut l’ignorer la cite, cela devient « Instruction de gouverner les insensés ». La seconde partie a mystérieusement disparu et ce n'est plus du tout le même sens. On doit évoquer aussi une autre grande figure : Joseph Daquin, grand précurseur qui publie en 1791 La philosophie de la folie. Comme par hasard, Philippe Pinel, qui l’a forcément lu, ne le cite pas.
D. S. Outre une histoire mythologique, les psychiatres ont surtout écrit une histoire nationale qui fait la part belle aux médecins hexagonaux.
C. Q. Le rôle des Anglais est en effet très méconnu. Ainsi, dès le XVIIe siècle, Willis, écrivait que la raison a cessé d’être absolue pour ne plus être qu’une fonction. C’est le premier discours rationaliste sur la folie qui liquide une fois pour toutes la question du démoniaque et récuse le substrat humoral dans la causalité de la folie.
Pour revenir à la naissance de la psychiatrie, l’invention ou plutôt la réinvention de la possibilité de la guérison de la folie est certes une révolution (au sens d’un tour de roue). Mais aussitôt, la pratique ruine la théorie. La mise en œuvre du « traitement moral » dans l’asile se révèle rapidement une impasse. À cet égard, même Pinel ou Esquirol ont reconnu l’obligation de recourir dans certains cas à la contrainte.
D. S. Il y a aussi dans votre livre des raccourcis saisissants. On passe de l’hystérie vue par Charcot à l’antipsychiatrie. Le livre fait l’impasse sur la psychanalyse par exemple.
C. Q. L’explication procède d’un déficit iconographique sur cette matière et en aucune façon d’une négation, d’une ignorance et encore moins d’une opposition à la psychanalyse. Simplement, je ne disposais pas d’un choix suffisant d’images en la matière.
D. S. Pour autant, quel est votre regard, votre interprétation sur la psychanalyse ?
C. Q. Ce n’est pas une mythologie et le dernier livre de Michel Onfray sur Freud (Le crépuscule d’une idole) s’attaque une fois de plus à une proie facile. L’auteur s’attarde sur la personne de Freud (lequel à vrai dire m’est peu sympathique) et stigmatise avec raison l’arrogance de certains psychanalystes donneurs de leçon. Mais la seule interrogation qui vaille la peine est l’existence ou non de l’inconscient. À partir du moment où l’on reconnaît son existence, on ne peut remettre en question la psychanalyse. Simplement on peut s’interroger sur son utilité au sein du tout psychiatrique que l’on connaît aujourd’hui. En vérité, cela ne fonctionne pas si mal. La souffrance, la folie, la demande de soins sont toujours présents. La psychanalyse a sa place au sein de l’arsenal thérapeutique, même si elle a été l’un des naufrageurs de la psychiatrie des années soixante et soixante-dix et qu’elle en subit aujourd’hui les dommages collatéraux.
D. S. Le livre finit sur l’art brut. Comment expliquer ce choix ?
C. Q. Les deux dernières séquences sont pour moi les plus importantes, même si elles ont généré le plus de frustrations. Les représentations de « l’art des fous » auraient mérité un livre en soi, tant elles sont riches et nombreuses. On remarquera que les dernières pages sont consacrées à l’art-thérapie, afin de marquer que l’art brut est toujours bien vivant. Je travaille en ce moment même à un projet de création d’un festival européen, voire mondial d’art-thérapie.
D. S. Quel est votre diagnostic sur l’état de la psychiatrie aujourd’hui ?
C. Q. Il est très sombre. L’antipsychiatrie a fait du passé institutionnel table rase, mais n’a pas fait disparaître la folie pour autant ! Résultat : la psychiatrie et plus généralement le soin de santé mentale manquent cruellement de moyens. Il y a ainsi un paradoxe entre une demande qui ne cesse de croître et une offre (publique en tout cas) en chute libre. L’atomisation de la psychiatrie conduit par ailleurs à une médecine à deux vitesses, « à l’américaine ». Les psychanalystes ont raison de tirer la sonnette d’alarme, même s’ils ont une certaine part de responsabilité dans ce qui arrive aujourd’hui. Il est vrai que la psychiatrie est une spécialité médicale qui, à l’inverse des autres, ne progresse guère, voire pas (en matière d’étiologie notamment). À ce désarroi s’ajoutent deux nouvelles tendances : celle du risque zéro qui ne tolère pas le moindre passage à l’acte commis par un malade mental et corrélativement celle de sa responsabilité en matière pénale.
L’atomisation de la psychiatrie constitue une autre raison de s’inquiéter : la « bonne vieille folie » est devenue demande de soin en santé mentale. Les parents conduisent leur enfant chez le « psy » quand il est en échec scolaire, tandis que de l’autre côté de la barricade, on parle du « syndrome de l’épuisement anxio-dépressif de l’enseignant ». La psy est partout et la folie nulle part.
1. Images de la folie, Claude Quétel, éd. Gallimard, 192 p., 247 illustrations, 49 euros.
2. Histoire de la folie de l’Antiquité à nos jours, Claude Quétel, éd. Tallandier, 2009, 620 p. ; 25 euros.
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