LE TEMPS DE LA MEDECINE
MOINS VISIBLE sur le pavé ou le macadam des villes, la prostitution gagne la campagne, les bois de Fontainebleau et de Rambouillet en région parisienne, les studios via les portables et les messageries roses par le biais d'Internet. La traque aux professionnels du sexe est ouverte. Les étrangers ont peur des expulsions et la prévention sanitaire en pâtit, tandis que les agressions se multiplient.
Délocalisation et clandestinité.
La législation sur la sécurité intérieure du 18 mars 2003 est passée par là. Dite loi Sarkozy, avec sa chasse au racolage passif (3 750 euros d'amende et deux mois de prison, art. R. 225-10-1 du code pénal), elle a chassé hors des murs de la cité les travailleurs du sexe, sans porter un coup au proxénétisme et à la cybercriminalité, affirme le Dr Camille Cabral, directrice de l'association parisienne Pastt (Prévention, Action, Santé, Travailleurs, Transgenres)*, conseillère municipale et membre du Conseil de sécurité du 17e arrondissement de Paris. « La délocalisation a plongé la profession dans la clandestinité. » La métamorphose n'épargne pas les mineurs, qui les expose à plus de dangers. Bien que la prostitution des moins de 18 ans soit interdite depuis la loi du 4 mars 2002 (leurs clients risquent des poursuites en correctionnelle), elle persiste, voire s'amplifie, avec l'ouverture des frontières de l'Europe. « Les travailleurs du sexe souffrent d'une répression qui ne dit pas son nom, "prohibition" , dans un pays qui n'interdit pas légalement la prostitution », explique le Dr Cabral.
Il n'est pas interdit, en effet, d'occuper un lieu public et pourtant, dénonce la dermatologue, « la subjectivité d'un policier va associer à du racolage passif une fille en minijupe qui fait les cent pas au bois de Boulogne ou sur le boulevard Ney, dans la capitale. Les juges sont plus humains, heureusement, et n'appliquent pas la loi. Pas plus, d'ailleurs, malheureusement, que les dispositions en faveur des prostitués ne sont suivies d'effet, qu'il s'agisse de cours de français, d'emploi d'insertion, de cartes de séjour et de travail, ou d'hébergement. Seule la carte de séjour est délivrée, au compte-gouttes, à ceux qui balancent un proxénète » .
« La santé méprisée ».
Dans le même temps, la protection de la santé du travailleur sexuel est « méprisée », estime le Dr Cabral. Depuis 2003, l'aide médicale gratuite n'est accordée qu'aux personnes résidant sur le territoire national depuis au moins trois mois, alors qu'une telle exigence n'existait pas auparavant. Pour les associations d'aide aux prostitués, cela ne va pas sans poser de problèmes, « à un moment où la syphilis, les urétrites et la tuberculose sont en recrudescence ». Certes, le dépistage des maladies sexuellement transmissibles (MST) reste toujours possible, « bien entendu,même pour les sans-papiers ».
A Equipes d'Action contre le proxénétisme (Eacp)**, le constat est sensiblement le même. Créée en 1956, l'association va au secours de prostitués victimes de réseaux clandestins qui souhaitent en finir avec la prostitution. Chaque mois, une quinzaine de personnes, en majorité des femmes, en provenance, actuellement, de pays de l'Est de l'Europe et du Nigeria, bénéficient d'un suivi social et/ou psychologique, ou d'une aide juridique. Son responsable, Jean-Pierre Cochard, ancien magistrat, se déclare, pour sa part, « prohibitionniste au nom de l'humanisme ». « Il faut se méfier de la pensée unique et du dogmatisme », prévient-il. Et de citer la Convention de l'ONU du 2 décembre 1949 contre la traite des êtres humains, ratifiée par la France le 25 novembre 1960, qui condamne implicitement la prostitution et son exploitation, et les articles 16 et 16-1 du code civil, qui reconnaissent que le commerce du corps humain est contraire aux principes de dignité et d'inaliénabilité. Quant aux raisons de santé publique qui ont présidé à l'ouverture des maisons de tolérance, avec un contrôle médical organisé, à la fin de la Seconde Guerre mondiale (loi Marthe Richard du 13 avril 1946 interdisant les maisons closes), et à l'officialisation des bordels militaires de campagnes, elles ne sauraient justifier, à ses yeux, un retour en arrière en 2004. « Rien ne prouve que le système mis en place ait réduit de manière considérable les maladies transmissibles », pense-t-il.
Au ministère de la Santé, on s'apprête à lancer un plan quinquennal de lutte contre les MST en direction des communautés vulnérables que sont les migrants, les homosexuels, les prostitués, les travestis et les transsexuels. Ce, dans un climat qualifié de « pesant » par le Dr Camille Cabral. Le mouvement associatif doit faire preuve d'ingéniosité pour aller au-devant des prostituées venues de l'est de l'Europe qui acceptent volontiers des relations non protégées avec des clients qui paient plus cher. Boulevard Ney ou boulevard Bessière, les derniers travailleurs du sexe qui n'ont pas quitté Paris intra muros se cachent pour se rendre en courant au bus du Passt, qui sillonne, du lundi au vendredi depuis quatorze ans, deux fois les boulevards des Maréchaux et quatre fois le bois de Boulogne (un après-midi et trois nuits), où les accueillent trois médiatrices de santé publique et culturelles (distribution de préservatifs).
Les violences exercées par les clients ou des passants contre les prostitués sont fréquentes, sous forme de coups de couteau, de vols et d'abus sexuels. « C'est là l'expression de toute les contradictions des lois de 2003 et de 2002 conçues respectivement au nom de la dignité de la femme (lutte contre le proxénétisme) et pour préserver les mineurs de la prostitution », commente le Dr Camille Cabral, en déplorant que « les proxénètes pullulent plus que jamais sans être inquiétés ».
L'emprise de la drogue.
La prostitution est également synonyme de toxicomanie. La drogue « apparaît d'abord comme un moyen d'asservissement utilisé par les proxénètes pour maintenir les prostituées en esclavage, notamment par la cocaïne ». Elle est aussi « présente comme aide aux ébats sexuels tarifés, en particulier dans les réseaux de call-girls ». C'est, par ailleurs, « une thérapie contre le stress. Elle ajoute un esclavage à un autre ». Enfin, fait remarquer Jean-Pierre Cochard d'Eacp, « le lien le plus important est le passage de la drogue à la prostitution. Un jeune sous l'emprise d'une drogue dure a besoin de 245 à 307 euros par jour. Aussi, pour trouver ces sommes, la solution la plus facile est la prostitution. C'est elle qu'il recherche fréquemment avant de se résoudre à la délinquance ».
« Il n'y a pas de bonne santé possible quand on est prostituée », regrette-t-on au Mouvement du Nid qui, depuis 1937, prône l'éradication de la prostitution par l'éducation et la prévention et est en contact régulier avec 4 000 prostituées . Bernard Lemettre, président du mouvement, explique au « Quotidien » : « Lecorps n'est qu'un objet, une marchandise. C'est la mort sociale ("Je suis une putain, je ne suis plus rien" ) et l'abandon de soi. La personne ne s'habite plus. Elle est en quête de soins pour les MST, mais l'état de bien-être n'existe pas. Le corps devient absent. "Il n'y a pas de corps" , dit-on chez les prostituées. La paix envolée. Seule la réinsertion est le sésame de la santé. C'est après avoir renoncé à la prostitution que tout se remet en route, que le corps est réinvesti douloureusement. C'est au moment où ça fait mal que le réveil sonne. La dentition, les yeux, tout est à "reprendre" , à réapprendre. Avec la réinsertion, la personne s'approprie à nouveau son bien, son corps. La réinsertion est toujours très violente, jusqu'à en devenir malade, mais c'est par elle qu'on renaît à la vie. »
Reconnaître le travailleur sexuel.
Pour que ça change, « il faut une reconnaissance sociale des travailleurs sexuels. En finir avec la répression. C'est un fait, la prostitution existe, plaide le Dr Camille Cabral. Il est temps d'étendre les droits sociaux à celles et à ceux qui la pratiquent. Ils font partie du tissu social et ils jouent un rôle humain important. On doit favoriser aussi l'exercice libéral. » Sur le plan du droit, un arrêt du 20 novembre 2001 de la Cour de justice des Communautés européennes de Luxembourg légitime la prostitution volontaire en jugeant qu'elle peut être reconnue comme une activité professionnelle***. Pour sa part, le fisc français exige une déclaration des revenus, depuis 1957-1958, des personnes qui se prostituent. « Lorsque le travail n'est pas indépendant, dans des bars à hôtesses, par exemple, il est indispensable de réglementer les prestations sexuelles (statut, horaires, salaires, couverture sociale) », suggère le Dr Camille Cabral.
Au Brésil, comme en France, la prostitution n'est ni interdite ni légalisée, mais, depuis un an et demi, les professionnels du sexe peuvent s'inscrire dans une chambre de commerce. Il n'est pas exclu qu'à terme, l'Europe des Vingt-Cinq s'empare du sujet. Sachant qu'il n'y a aucun moyen pour neutraliser ou réduire la prostitution, l'ouverture de lieux d'accueil, du type des Eros Centers allemands et néerlandais, placés sous le contrôle de collectivités locales, pourrait être envisagée. Dans l'Hexagone, une quinzaine de textes en ce sens ont été déposés au Parlement depuis l'abolition des maisons de tolérance. En vain, jusqu'à présent.
* Pastt (94,rue Lafayette, Paris 10e, tél. 01.53.24.15.40) intervient en prison, anime des groupes d'aide et d'insertion sociale et dispose de six appartements, dont quatre réservés aux victimes du VIH. « Transgenre » désigne une personne vivant sous une identité opposée à son identité biologique, sans nécessairement être passée par un processus chirurgical ; personne ayant du mal à se situer entre les pôles « homme » et « femme ».
** Tél. 01.42.72.35.09.
*** L'arrêt concerne une Polonaise et une Tchèque désireuses de travailler aux Pays-Bas, où la prostitution est légalisée.
De 15 000 à 18 000 prostitués
L'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (Ocrte), qui dépend du ministère de l'Intérieur, évalue le nombre de prostitués en France entre 15 000 et 18 000, dont 10 % d'hommes et « quelques mineurs ». De 5 000 à 7 000 sont à Paris.
En 2003, sur 900 victimes de réseaux de prostitution ayant donné lieu à une procédure de police, 60 ont concerné des non-majeurs de pays d'Europe de l'Est âgés de 17-18 ans. Pour l'Ocrte, la prostitution de voie publique est toujours élevée. Il s'agit d'une population changeante et très mobile, qui « reste deux mois dans un quartier, puis change de rue, de ville et/ou de pays ».
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