UN REGARD qui se détourne, une attitude hostile à l'égard d'un proche, une jambe repliée, un sourire qui a disparu, et si c'était la douleur ? Chez les sujets n'ayant plus les mots pour communiquer, la douleur s'exprime autrement. A l'hôpital, en institution, où la moyenne d'âge est de 84 ans, les études récentes montrent que seule la moitié des personnes sont suffisamment coopérantes et communicantes pour être capable d'autoévaluer leur douleur ; dans les services long séjour de gériatrie, cette proportion avoisine plutôt les 10 %.
Pour soulager la douleur, il faut d'abord la dépister. Depuis une dizaine d'années, les outils d'autoévaluation (échelle visuelle analogique, échelles numériques, échelles de vocabulaire) sont largement diffusés et utilisés, mais leur utilisation chez les personnes âgées n'est pas toujours adaptée. D'abord, parce que ce qui est demandé est trop abstrait, comme le souligne le Dr Micheline Michel (service de gériatrie, CHU de Rennes) : la personne âgée a du mal à faire la relation entre la réglette, le curseur ou la note et l'intensité de la douleur. Ensuite, les troubles de la mémoire rendent difficile la comparaison des sensations douloureuses à des moments différents. En outre, la personne âgée a tendance à évaluer la gêne ou le handicap plutôt que l'intensité de la douleur et il y a souvent sous-évaluation par crainte de déranger ou surévaluation en cas d'anxiété ou d'hypochondrie.
Dépister les changements de comportement.
Comme le nourrisson ou l'enfant douloureux, les personnes âgées atteintes par exemple d'un syndrome de type Alzheimer développent des réactions de défense avec des positions antalgiques, une hostilité sourde aux sollicitations, une atonie psychomotrice accompagnée de pauvreté gestuelle et un manque d'expressivité.
C'est donc l'étude du comportement du malade, mais aussi de son évolution, qui permettent de démasquer la douleur chez ceux qui ne peuvent plus l'exprimer verbalement, de contrôler l'efficacité des traitements, indique le Dr Bernard Wary (responsable du service régional de soins palliatifs et consultation de la douleur chronique au CHR Metz-Thionville).
Une nécessité qui l'a conduit, voici dix ans, avec un groupe de gériatres et spécialistes de la douleur, à fonder le collectif Doloplus* et à élaborer une échelle d'évaluation comportementale pour analyser la communication non verbale.
S'inspirant des travaux du Dr Gauvain-Piquard (institut Gustave-Roussy) sur la reconnaissance de la douleur chez l'enfant cancéreux, l'échelle Doloplus est fondée sur l'observation des comportements dans différentes situations potentiellement révélatrices de douleur. Comportements classés en trois groupes évoquant le retentissement somatique, psychomoteur, ou psychosocial de la douleur.
L'échelle n'est pas réservée aux seuls médecins, mais concerne tous les soignants : certains items relèvent directement des aides-soignantes et des infirmières (toilette, habillage, sommeil, soins...) d'autres plus directement du médecin (examen clinique).
Douleur, dépression, démence.
Soulager la douleur chronique est d'autant plus important qu'elle a très souvent d'importantes répercussions sur l'état général du patient : dépression, désocialisation, perte de l'autonomie, troubles du sommeil et de l'appétit.
« Soulager la douleur de la personne âgée permet également de faire la part des choses entre les trois D de la gériatrie, douleur, dépression, démence, fait remarquer le Dr Gauquelin (CHU de Blois). Une fois la douleur correctement prise en charge, on voit mieux ce qui relève des autres syndromes et on est mieux à même de prescrire les traitements appropriés. »
L'évaluation de la douleur n'est bien sûr pas un but en soi, après il faut traiter. S'il y a eu de gros progrès réalisés - 40 % de douleurs non prises en charge aujourd'hui contre 60 % il y a dix ans -, il reste du chemin à parcourir. Certains services sont plus en pointe que d'autres, comme les urgences ou la chirurgie. « Il y a encore trop souvent de réticences à pratiquer des évaluations systématiques des patients, déplore le Dr Patrice Prat (CHU de Marseille). Les médecins hésitent à prescrire des antalgiques trop puissants dont ils redoutent les effets secondaires et le risque de surdosage, sur des personnes fragilisées par leur grand âge et leurs polypathologies habituelles. Que prescrire à une personne de 90 ans pesant 35 kg ? L'absence de réponse, dû à un manque de formation des médecins, conduit encore trop fréquemment à ignorer la douleur. »
Face à la prévalence de la douleur chez les personnes âgées hospitalisées (75 % dont un tiers de douleurs sévères**), face aux préjugés persistants sur la réalité douloureuse, l'Anaes (Agence d'accréditation et d'évaluation en santé, intégrée dans la Haute Autorité de santé) avait édicté des recommandations en 2000, pour inciter les praticiens à utiliser les échelles d'hétéro-évaluation (une deuxième échelle dénommée Ecpa, également fondée sur l'observation du comportement des sujets par les soignants, a été validée) et faire le point sur les différentes prescriptions possibles, du paracétamol à la morphine. Pour accompagner l'inévitable modification des comportements que nécessite une meilleure prise en charge de la douleur, la Haute Autorité de santé (HAS) élabore actuellement des audits qui devraient permettre aux établissements concernés d'évaluer leur pratique face à la douleur des patients présentant des troubles de la communication verbale.
* doloplus.com. Les travaux du collectifs sont soutenus par la fondation CNP Assurances.
** Etude prospective de prévalence de la douleur chez des sujets âgés de plus de 65 ans, hospitalisés en soins de suite (RAT, 2000).
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