DE NOTRE ENVOYEE SPECIALE
TORONTO, AOÛT 2006 : « Passons aux actes ». Le slogan de la 16e Conférence internationale sur le sida résonne comme si, vingt-cinq ans après la découverte du virus et dix ans après l’avènement des trithérapies, tout restait encore à faire. Au terme de ce grand rassemblement des scientifiques, des associations de malades mais aussi des politiques, on peut dire que c’est un peu vrai et tout aussi faux.
Près de 40 millions de personnes dans le monde vivent avec le VIH, il y a eu plus de 4 millions de nouvelles contaminations en 2005 et 8 000 décès dus au sida sont déplorés chaque année. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : tout reste à faire. Bien que l’infection soit devenue, grâce aux antirétroviraux, une maladie chronique pour la plupart des patients vivant dans les pays industrialisés et que la mortalité liée au VIH y ait très fortement baissé, l’ampleur des progrès à accomplir semble pharaonique dans de nombreuses régions du monde. Notamment en Afrique, où vivent la majorité des personnes infectées, mais aussi dans des pays d’Europe de l’Est ou du Moyen-Orient où l’accès au traitement est encore plus faible. Et pourtant, des avancées importantes ont été accomplies. L’accès au traitement a enfin démarré dans les pays les plus démunis.
Dix fois plus de malades traités en Afrique.
Le directeur du département VIH/sida de l’OMS, le Dr Kevin De Cock, a annoncé à Toronto que le nombre de personnes recevant un traitement antirétroviral avait dépassé le million en Afrique subsaharienne, un décuplement dans cette région depuis décembre 2003, mais qui ne recouvre encore que de 20 à 25 % des patients qui en ont besoin. On est loin de l’objectif fixé en 2003 par l’OMS. Ce programme dénommé « 3 by 5 » prévoyait de traiter 3 millions de malades dans les pays du Sud à la fin de 2005. Le nombre était de 1,3 million à l’échéance prévue, il est passé à 1,6 million fin juin 2006 dans les pays à revenus faibles et moyens, soit une progression de 24 % en six mois et un quadruplement par rapport aux 400 000 personnes traitées dans ces pays en décembre 2003.
Ces chiffres cachent en outre de grandes disparités. Ainsi, la couverture thérapeutique atteint 75 % en Amérique latine et dans les Caraïbes, mais elle n’est que de 5 % en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, de 13 % en Europe de l’Est.
Au sein d’un même pays, l’accès au traitement est en outre très inégal. En Asie centrale et en Europe de l’Est, les toxicomanes représentent plus de 70 % des personnes infectées par le VIH, mais un quart seulement d’entre eux sont sous traitement. L’absence de politique de réduction des risques (échanges de seringues et programmes de substitution) et la criminalisation des toxicomanes dans ces pays ont d’ailleurs été vivement dénoncées au cours du congrès. Au Canada aussi, la prévention dans cette population serait remise en cause par le nouveau Premier ministre, dont la politique en la matière comme son absence remarquée à la séance inaugurale ont été sévèrement critiquées par le coprésident de la conférence, le Dr Marc Wainberg.
Les enfants, face cachée du sida.
Dans les pays du Sud, le sida pédiatrique est encore aujourd’hui, selon l’Unicef, la face cachée de la maladie. En dehors d’initiatives ponctuelles, les enfants ont été pratiquement exclus de tout accès au traitement jusqu’à il y a un ou deux ans, confirme le Pr Christian Courpotin, qui a quitté, il y a six ans, son service hospitalier parisien pour se consacrer à la prévention de la transmission maternofoetale et à la prise en charge des petits Africains, tout particulièrement au Bénin. «On estime qu’environ 2millions d’enfants sont infectés par le VIH en Afrique subsaharienne, 600000d’entre eux ont un besoin urgent de traitement et moins de 60000en bénéficient, soit moins de 10%», précise-t-il.
Comment expliquer cette situation ? D’abord le grand nombre d’enfants infectés est le résultat de l’échec de la prévention de la transmission verticale du VIH de la mère à l’enfant : si de plus en plus de femmes entrent dans des programmes de prophylaxie antirétrovirale avant et/ou pendant l’accouchement, elles ne sont encore aujourd’hui que 9 % à en bénéficier, souligne Christian Courpotin.
Deuxième obstacle : l’idée selon laquelle les résultats des traitements antirétroviraux ne seraient pas très bons dans les pays à faible revenu. Plusieurs études ont montré que c’est faux : la survie est équivalente à celle observée chez les enfants traités dans les pays développés. Une différence néanmoins : la mortalité est plus élevée dans les trois premiers mois de traitement, mais uniquement parce que les enfants sont dépistés, le plus souvent, à un stade très évolué de la maladie.
Autre frein à la prise en charge des petits patients, celui-là bien réel et toujours d’actualité : le manque de ressources humaines. Aux Etats-Unis, on compte 106 pédiatres pour 100 000 enfants de moins de 15 ans, il y en a 2,5 pour 100 000 au Botswana et 0,2 pour 100 000 au Malawi, rappelle Mark Kline, directeur de la Baylor International Pediatric Aids Initiative (voir encadré).
Bien entendu, le manque de personnel médical n’affecte pas seulement la population pédiatrique, c’est un des obstacles majeurs à l’extension de l’accès au traitement des adultes comme des enfants et à l’amélioration de la prévention. Au Malawi, par exemple, de 60 à 80 % des postes de médecin et d’infirmier sont vacants.
Le problème des ressources humaines, dont on parlait fort peu, a été largement évoqué à Toronto. Plusieurs explications à cette pénurie. La mortalité due au sida des professionnels de santé est élevée. Le nombre de médecins et d’infirmiers victimes du VIH dans les pays à forte prévalence est supérieur à celui des personnes que l’on forme. Si bien que l’OMS préconise de leur offrir un accès prioritaire au traitement.
L’émigration des professionnels de santé vers les pays développés est en cause dans cette pénurie, mais les flux se font aussi au sein même de l’Afrique, où médecins et infirmières migrent dans les pays ou dans les centres urbains où ils trouvent les meilleures conditions de travail. Pour les retenir, la seule solution est, bien sûr, d’augmenter les salaires…
L’OMS, en collaboration avec l’Organisation mondiale du travail et l’Organisation internationale pour les migrations, a annoncé à Toronto le lancement d’un programme mondial, « Traiter, former, fidéliser », visant à surmonter le problème majeur que représente la pénurie de personnel de santé. En attendant, des propositions concrètes pour accélérer la formation des professionnels de santé, pour recourir davantage à des volontaires et leur offrir un statut et une rémunération, mais aussi des pistes pour modifier les modes de pratique, ont été discutées. Et l’accent a été mis par tous sur la nécessité d’impliquer la communauté, c’est-à-dire les ressources locales. Car la difficulté est bien de toucher les patients les plus nombreux qui vivent en milieu rural.
L’espoir des microbicides.
L’accès universel au traitement n’est pas le seul enjeu. Renforcer la prévention est tout aussi urgent. Actuellement, pour une personne traitée, dix nouvelles s’infectent et la maladie continue sa progression. A ce rythme, comment sera-t-il possible de traiter tous les patients qui en auront besoin ? Comme l’explique le Pr Michel Kazatchkine, chargé par la France de la lutte contre le VIH/sida et les maladies transmissibles et candidat à la direction du Fonds mondial contre le sida, la tuberculose et le paludisme, «on avance, mais pas assez; plus on prend du retard, plus il sera difficile à rattraper».
Si le préservatif reste la méthode de référence, c’est la possibilité de donner aux femmes le moyen de se protéger elles-mêmes qui s’impose de plus en plus. C’est d’ailleurs la priorité. D’où un intérêt majeur pour les microbicides, intérêt clairement affirmé à Toronto par les invités vedettes de la conférence Melinda et Bill Gates, le directeur d’Onusida ou notre ministre de la Santé, Xavier Bertrand, présent au congrès et qui a fortement encouragé l’Anrs (Agence nationale de recherche sur le sida) à mobiliser les chercheurs français dans cette voie. Mais, comme l’explique justement le directeur de l’agence française, le Pr Jean-François Delfraissy, la recherche sur ces microbicides est complexe, d’abord parce que les connaissances sur les mécanismes de la transmission sexuelle du VIH sont encore limitées, ensuite parce que l’on ne dispose pas d’un bon modèle pour tester les produits avant l’expérimentation humaine, enfin parce que cette recherche est très coûteuse. Les premiers essais ont été infructueux, les produits testés se révélant toxiques pour la muqueuse vaginale, si bien que le risque de contamination, au lieu de diminuer, augmentait. De nouveaux gels sont en cours d’étude, avec différentes molécules microbicides et notamment des antirétroviraux inhibiteurs d’entrée en utilisation locale. Actuellement, cinq essais de phase III sont en cours et une quinzaine de molécules sont en essai dans des études de phase II. L’autre piste pour la prévention est l’utilisation de traitements antirétroviraux per os en prophylaxie préexposition ; un essai de ce type avec le ténofovir a été interrompu faute de garanties d’accès au traitement pour les femmes qui seraient contaminées. Les résultats sur un nombre réduit de participants se sont révélés décevants, mais cinq autres essais sont en cours. Par ailleurs, on parle toujours de la circoncision qui diminuerait le risque de contamination, des résultats contestés ; qui devraient être confirmés ou infirmés par les trois essais en cours actuellement en Afrique, sans résoudre les implications culturelles que pourrait avoir une telle approche de la prévention.
La question du dépistage systématique.
Etant donné que traitement et prévention sont aujourd’hui indissociables dans toute politique visant à maîtriser la pandémie, il faut étendre massivement le dépistage, voire le systématiser, selon certains, puisque l’on estime que 80 % des patients infectés ignorent leur séropositivité. Le dépistage systématique est impensable si la découverte de la séropositivité n’est pas associée à une possibilité thérapeutique pour tout patient qui en a besoin. Mais, dès lors que l’accès au traitement devient prioritaire, le dépistage le plus large possible est indispensable. Comment, faute de structures et dans un contexte de pénurie de professionnels de santé, proposer un dépistage individualisé, avec conseil et soutien personnalisés ? Le dépistage de routine est donc envisagé, non sans susciter des interrogations éthiques.
«Le conflit entre éthique individuelle et éthique collective est au coeur du débat qui anime ce congrès, note Michel Kazatchkine. «Dans les pays industrialisés, nous soignons les malades avec une gamme de 57associations d’antirétroviraux, nous disposons de 15 à 20tests de laboratoire en cas de problème de résistance. Ce modèle est inexportable dans les pays du Sud, si nous voulons atteindre les millions de personnes qui en ont besoin. Face à cette médecine du Nord, dont les bénéfices ont été considérables pour les patients, s’oppose un modèle de santé publique tel qu’il est prôné par l’OMS.» Autrement dit, tester le plus de personnes possible, à l’occasion de tout contact avec le système de santé, pour traiter le maximum de patients qui en ont besoin, avec des protocoles simplifiés, en l’occurrence l’association fixe de trois antirétroviraux, d4T-3TC-névirapine, qui est le plus souvent utilisée dans les pays en développement. Mais se pose déjà le problème des échecs et de l’accès à des traitements dits de deuxième ligne, comprenant une antiprotéase renforcée par le ritonavir. Là encore, le débat est complexe : si le prix des traitements de première intention a considérablement baissé (il est de 130 à 140 dollars par an et par patient), celui des « deuxième ligne » reste élevé. Selon Stephen Lewis, l’envoyé spécial de l’ONU chargé du VIH/sida en Afrique, le coût pour avoir 10 % de ces antirétroviraux représenterait 60 % du budget total consacré au traitement dans les pays en développement. Certains pays en disposent et de nombreux programmes les intègrent déjà, mais on sait d’ores et déjà que leur besoin croîtra rapidement avec la mise sous traitement de plus en plus de malades. La bataille des prix pour ces deuxième ligne est déjà engagée. Car c’est, bien sûr, l’une des clés du problème.
Allaiter à moindre risque
Le risque de contamination postnatale par allaitement maternel est élevé. Sur cent enfants allaités pendant plus d’un an, quatorze seront infectés. Des programmes pilotes parviennent à combattre la stigmatisation de l’allaitement artificiel et à aider les femmes séropositives à ne pas allaiter ou à réduire la durée de l’allaitement. Mais les conditions sanitaires et culturelles en Afrique font que, de manière générale, même en cas de séropositivité connue et de prophylaxie avant et/ou pendant l’accouchement, de huit à neuf femmes sur dix allaitent leur enfant.
Une étude réalisée au Mozambique avait montré que, si la mère était traitée efficacement pendant l’allaitement, c’est-à-dire si sa charge virale était indétectable, le risque de contamination était nettement diminué. Un essai, réalisé à Abidjan sous l’égide de l’Anrs (Agence nationale de recherche sur le sida) et présenté à Toronto par Valérie Leroy (Bordeaux), confirme ces observations. Les femmes ont reçu soit un traitement par AZT au cours du dernier mois de grossesse et une dose de névirapine pendant l’accouchement, soit une bithérapie AZT-3TC pendant les huit dernières semaines de grossesse et une dose de névirapine à l’accouchement. Les enfants ont, quant à eux, reçu une dose de névirapine le deuxième jour de vie et une semaine d’AZT. On estime à environ 5 % le risque de contamination des nouveau-nés entrant dans le cadre de ce type de prophylaxie.
Une partie des femmes qui ont allaité leur enfant pendant quatre mois ont été traitées par AZT-3TC-névirapine pendant toute la durée de l’allaitement. Dans ce groupe, 6,8 % des enfants étaient VIH+ à dix-huit mois, soit un taux de contamination à peine supérieur à celui des nourrissons allaités artificiellement dès la naissance (5,6 %). La trithérapie permet donc de réduire considérablement le risque de contamination par allaitement, puisque, dans cette étude, le pourcentage d’enfants séropositifs à dix-huit mois était de 15,9 % dans le groupe des femmes non traitées pendant l’allaitement.
Un programme original, « Sécuriser le futur »
« Sécuriser le futur » est un vaste programme de soins et de soutien aux femmes et aux enfants vivant avec le VIH et le sida créé par Bristol-Myers Squibb. Les projets destinés aux communautés les plus pauvres et reculées d’Afrique subsaharienne associent prévention, dépistage, conseil et suivi psychosocial, ils sont réalisés en partenariat avec l’Onusida et des structures locales : équipes médicales et autorités de santé, mais aussi ONG et associations de patients.
Cinq centres sont établis en Afrique australe, quatre autres en Afrique de l’Ouest. Ancrés dans la communauté, ils offrent un accès aux traitements antirétroviraux tout en développant des efforts d’information de l’ensemble de la population concernée, pour améliorer l’acceptation du dépistage et diminuer la discrimination, qui est encore l’un des obstacles majeurs au test et donc à la prise en charge des patients.
C’est aussi dans le cadre de « Sécuriser le futur » que s’inscrit le partenariat entre le Baylor College of Medicine et la fondation Bristol-Myers Squibb, qui assure le financement de plusieurs centres pédiatriques. Ces centres sont gérés par l’université basée à Houston et les Etats concernés. Le premier a ouvert ses portes en 2003 au Botswana, deux sont également opérationnels, au Lesotho et au Swaziland. Quatre nouveaux centres sont en chantier. L’un d’entre eux devrait ouvrir ses portes en 2007 en Ouganda et un second la même année au Burkina Faso.
Ce sera le premier centre pédiatrique de lutte contre le sida en Afrique occidentale. L’objectif est de prendre en charge 80 000 enfants dans les cinq prochaines années. Mille cinq cents jeunes patients bénéficient déjà d’un traitement dans le premier centre au Botswana. Pour pallier temporairement le manque de médecins et favoriser la formation des équipes locales, des pédiatres américains se sont engagés à travailler dans ces centres pour un à deux ans. Cinquante sont déjà sur place, deux cents autres devraient suivre. Ces centres pédiatriques sont considérés comme des centres de référence pour la prise en charge globale des enfants, mais aussi de leur famille.
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