MAIS POURQUOI les médecins généralistes et aussi les pédiatres de ville sont-ils si peu nombreux à prescrire des analyses de plombémie parmi les enfants exposés au risque de saturnisme ? Dans le cadre du colloque organisé conjointement par Médecins du monde et la Fondation Abbé Pierre, au ministère de la Santé, les réponses, venues d'acteurs du terrain, en Ile-de-France et en particulier dans le département altoséquannais (Hauts-de-Seine), ont été égrenées sur le mode d'une litanie.
Médecin référent de l'action sur le saturnisme infantile du réseau Asdes (accès aux soins, aux droits et à l'éducation de la santé), le Dr Christophe Philippe a rendu compte d'une enquête réalisée à ce propos auprès des prescripteurs de dépistage dans le département au cours de la décennie 1992-2001 ; elle révèle que dans 74,6 % des cas, ce sont des médecins de PMI qui ont été à l'origine des analyses, les hospitaliers ayant prescrit pour leur part 16,5 % des dépistages. Reste pour les médecins de ville la portion congrue : 1,7 % des examens ont été réalisés à l'initiative des généralistes et 1,7 % également à celle des pédiatres.
Des connaissances insuffisantes.
Le réseau Asdes a encore interrogé 65 omnipraticiens et trente-quatre d'entre eux, soit 52 %, ont retourné le questionnaire qui leur a été adressé. Cent pour cent ont indiqué que jamais aucun service, ni la PMI ni aucun autre, ne les avait sollicités au sujet du saturnisme ; 19 % ont estimé cependant que leur connaissance du saturnisme était « moyenne » et 81 % ont avoué qu'elle leur semblait carrément « très insuffisante ». De fait, ils sont 59 % à n'avoir, déclarent-ils, jamais prescrit d'analyse de plombémie. Et 82 % d'entre eux confessent qu'ils n'ont pas même lu la fiche consacrée au saturnisme dans le carnet de santé de l'enfant.
Certes, quand on les interroge sur les signes de la maladie, ils évoquent des tableaux qui, selon le Dr Philippe, ne sont « ni vrais ni faux : constipation, vomissements, douleurs abdominales, de tout un peu. » Enfin, la question « Connaissez-vous des habitats à risque ? » recueille un score de 79 % de réponses négatives.
Dans ces conditions, il ne s'agit évidemment pas de crier haro sur les généralistes, coupables, selon une intervenante de l'association ATD-Quart-Monde, de « ne pas se déplacer sur le terrain pour se rendre compte des réalités de santé publique ». On ne saurait davantage incriminer, à l'instar d'une généraliste du XXe arrondissement de Paris, le caractère dissuasif de la fiche jaune qu'il faut remplir pour prescrire la plombémie ; avec sa dizaine d'items, elle demanderait de longues minutes d'attention, difficiles à dégager quand la salle d'attente est remplie et que les enfants pleurent : l'Institut de veille sanitaire a pourtant besoin de recueillir des données pour analyser les maladies à déclaration obligatoire tel le saturnisme. Les servitudes administratives ne constituent au demeurant qu'un écueil parmi beaucoup d'autres, qui entravent la mobilisation des médecins et nuisent aux bonnes pratiques de dépistage.
Pour commencer, nous avons affaire à « une pathologie peu symptomatique, qui n'est plus perçue aujourd'hui spontanément comme majeure », note le Dr Anna Le Oc Mach, pédiatre, bénévole de la mission MDM Saturnisme dans le 92. Elle-même avoue que, au long de son exercice libéral, il ne lui est arrivé qu'à deux reprises de prescrire une plombémie pour des jeunes patients présentant une symptomatologie suspecte. « Et le faitque l'on ne dispose pas de traitement, souligne-t-elle, n'est pas non plus un facteur particulièrement incitatif. »
Trois enfants sur dix imprégnés ou intoxiqués.
Pourtant, le contexte épidémiologique est préoccupant : entre 2003 et 2005, la mission de lutte contre le saturnisme infantile de Médecins du monde dans les Hauts-de-Seine a repéré 542 immeubles sur les sept communes où elle opère*. Soixante et onze pour cent d'entre eux étaient en mauvais état, insalubres ou en péril ; sur les 255 familles qui ont été approchées, 162 ont pu faire l'objet d'un suivi par l'équipe médicale et 330 enfants ont été dépistés. Douze pour cent, soit 40 enfants, ont présenté des plombémies supérieures au seuil de 100 μg par litre et 17,5 %, soit 58 enfants, ont passé le taux de 50 μg/l, étant donc considérés comme imprégnés. Ainsi, trois enfants sur dix, parmi ceux qui vivent dans un habitat à risque, sont imprégnés ou intoxiqués par le plomb.
Comme le rappelle le délégué général de la Fondation Abbé Pierre, Patrick Doutreligne, « dans un pays classé cinquième puissance mondiale mais où l'on compte 3 millions de mal-logés, un million de personnes vivant en situation d'inconfort notoire et un autre million qui vivent dans des squats, des cabanons, ou dans les rues, la maladie du pauvre doit être combattue avec autant de militance que de professionnalisme ».
C'est un combat en réseau qui s'organise laborieusement, associant des acteurs de la santé, de l'habitat et du droit des personnes, mettant en ligne direction départementale de l'action sanitaire et sociale, direction départementale de l'équipement, conseils général et régional, mairies, protection maternelle et infantile, médecine scolaire, assurance-maladie, etc. La concertation de tant de partenaires ne va pas de soi, comme en témoignent à l'envi le Dr Anne-Marie Dandres, médecin PMI de Gennevilliers et Villeneuve-la-Garenne, ou le Dr Frédérique Bergerot, responsable départementale de l'inspection académique des Hauts-de-Seine, qui déplorent chacune dans leur exercice le défaut de communication entre les intervenants. Du coup, c'est le suivi des petits élèves repérés qui, selon les tranches d'âge, se trouve souvent interrompu et compromis.
Alors, « la voie de l'espoir, comme veut le croire le Dr Philippe, c'est la sensibilisation de chacun, à commencer par celle des généralistes ». Des associations comme MDM y prennent leur part, avec des journées de formation (en septembre avec les médecins et puéricultrices de PMI, en juillet 2005, avec des libéraux). L'Asdes a édité des affiches et publié des plaquettes d'information à l'attention des professionnels de santé.
Dans cette « mission impossible », comme la qualifie le référent de l'Asdes, il faut aussi pouvoir faire acte d'imagination : « Les médecins devraient pouvoir tilter sur une adresse quand elle s'inscrit dans une géographie du risque. L'information environnementale conditionne le degré de vigilance et permet de cibler le dépistage. » C'est toute une cartographie de la pauvreté qu'il faudrait donc dessiner et proposer en ligne, avec un logiciel aisément accessible aux praticiens.
* Colombes, Bois-Colombes, La Garenne-Colombes, Villeneuve-la-Garenne, Nanterre, Gennevilliers et Clichy.
Attention aux tajines
En analysant les vingt derniers cas de saturnisme dépistés dans le secteur de PMI de Gennevilliers et de Villeneuve-la-Garenne, le Dr Anne-Marie Dandres a relevé que quatre d’entre eux étaient reliés à des conditions d’habitat à risque. « Mais, pour seize cas, signale-t-elle, en l’absence d’un tel contexte, c’est le fait de cuisiner dans des plats à tajine qui semble constituer le facteur principal de contamination. Ces plats artisanaux sont décorés de peintures contenant du plomb qui sont au contact des aliments pendant la cuisson.»
Un autre facteur de risque serait lié, selon elle, au khôl, ce produit de maquillage traditionnel africain parfois appliqué sur le visage des nourrissons.
En ce qui concerne l’ingestion de peinture par les enfants, le Dr Le Oc Mach assure que les enfants n’éprouvent pas d’appétence pour elles car elles sont dépourvues du goût sucré qu’on leur prête généralement. En fait, estime la pédiatre, c’est en portant à sa bouche des jouets et des objets qui, restés au sol, ont reçu des poussières et des particules en provenance des revêtements muraux vétustes que l’enfant s’intoxique le plus souvent.
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