Par le Pr MICHEL BEAUFILS*
IL EST ADMIS depuis longtemps que le centre du problème est une ischémie du placenta qui libère dans la circulation maternelle une ou des substances responsables du tableau clinique. Les questions sous-jacentes sont : pourquoi cette ischémie, quelles sont les substances ainsi libérées, comment agissent-elle ? La prééclampsie n'est pas une maladie de mécanisme univoque, et on distingue une « prééclampsie maternelle » et une « prééclampsie placentaire ». L'ischémie placentaire, tronc commun conduisant au phénotype prééclampsie, a des déterminismes d'amont différents, avec des conséquences non moins différentes.
Si les vaisseaux maternels sont pathologiques (hypertension, anomalies vasculaires préhypertensives, diabète, etc.), les ressources hémodynamiques maternelles n'ont pas la possibilité d'assurer l'importante augmentation de débit requise par l'unité foeto-placentaire en fin de grossesse. La conséquence en est une hypoxie et une ischémie placentaire survenant à ce moment critique, créant les conditions d'une prééclampsie. La prééclampsie maternelle est tardive, à terme ou presque, sans retard de croissance foetale, ses facteurs de risque sont essentiellement vasculaires, la morphologie placentaire est normale.
Il existe, au contraire, une maladie particulière, spécifique de l'état gravide, survenant sur des vaisseaux sains. Elle a son origine dans une anomalie très précoce de l'implantation et de l'invasion trophoblastique, avec, pour résultantes, une ischémie et une dysfonction placentaires. La prééclampsie placentaire est précoce, associée à un retard de croissance, avec un placenta pathologique, et une composante génétique marquée. C'est elle qui est le plus souvent annoncée par des anomalies du Doppler utérin au deuxième trimestre.
Un excès de sFlt-1 et de s-Eng.
Comment l'ischémie placentaire induit-elle le syndrome maternel ? C'est dans ce domaine que sont apparues récemment les données les plus nouvelles. S. Maynard a publié en 2003 un article fondateur (« J Clin Invest » 2003 ; 111 :649-58) montrant que la sFlt-1, variant soluble du récepteur de VEGF et PlGF, est surexprimée dans la prééclampsie. C'est un inhibiteur puissant des deux substances proangiogéniques majeures impliquées dans le développement de la grossesse. Son excès a deux conséquences : d'une part, une inhibition de l'invasion trophoblastique et, donc, de la placentation, et, d'autre part, c'est un facteur majeur de dysfonction endothéliale. L'administration de cette substance chez l'animal reproduit les symptômes de la prééclampsie, HTA et protéinurie. Peu après, Levine a publié une étude clinique, confirmant l'excès de sFlt-1 et un taux bas de PlGF libre chez les femmes qui auront une prééclampsie précoce, surtout avec un retard de croissance foetale (« NEJM » 2004 ; 350 :672-83).
L'excès de sFlt-1 ne reproduit cependant qu'une partie du phénotype prééclampsie, ce qui a poussé les mêmes chercheurs du groupe de Karumanchi (Boston) à la quête d'un second facteur. Venkatesha et coll. ont rapidement impliqué un autre récepteur soluble, dit s-Endoglin (s-Eng), corécepteur modulant l'activité du TGF-b1 (« Nature Med » 2006 ;12 :642-9). Lui aussi est produit par le placenta, augmenté dans la prééclampsie, et directement responsable in vivo d'une hypertension et d'une augmentation de la perméabilité vasculaire. La s-Eng inhibe puissamment la vasodilatation endothélium-dépendante. Son taux est particulièrement élevé en cas de HELLP syndrome. La coadministration de ces deux substances majore l'intensité des signes de prééclampsie et crée, par ailleurs, l'équivalent d'un HELLP syndrome, ce qui n'est pas le cas de sFlt-1 seule.
Il est donc maintenant clair que ce syndrome maternel exprime une dysfonction endothéliale sévère causée, outre le syndrome inflammatoire dû aux microparticules de tissu trophoblastique nécrosé libérées dans la circulation maternelle, par une puissante inhibition de l'angiogenèse.
A la recherche du primum movens.
Si cette seconde phase de la maladie semble aujourd'hui comprise de manière satisfaisante, reste à expliquer la production anormale de ces substances. Le principal stimulus en est manifestement l'hypoxie, via les facteurs HIF-1 et 2. Dans une élégante étude expérimentale, Gilbert et coll. (« Hypertension » 2007 ;50 :1142-7) ont utilisé un modèle très classique de réduction de la perfusion utérine (clip aortique et artères ovariennes) conduisant à une hypertension chez l'animal gestant. Ils ont montré sans ambiguïté que cette procédure stimule la production de sFlt-1, réduit les taux plasmatiques de VEGF et PlGF libre, et qu'elle est à l'origine de l'hypertension.
Ces seuls faits expliquent probablement la prééclampsie maternelle, mais pas la prééclampsie placentaire, avec son trouble très précoce de la placentation chez une mère aux vaisseaux sains. Le primum movens reste ici inconnu. Le début de l'histoire pourrait bien être une coopération défectueuse entre le HLA-C trophoblastique et les cellules NK maternelles, freinant le début de l'invasion et générant l'hypoxie. Un tel mécanisme a été très solidement documenté dans les dernières années. Un autre candidat est l'existence d'anticorps activateurs des récepteurs AT1 de l'angiotensine II, dont la présence est maintenant bien démontrée. Ces anticorps activent tous les effets de l'angiotensine, y compris la vasoconstriction, la production de radicaux libres et celle de PAI-1. Ils seraient l'un des stimuli majeurs de la production de sFlt-1, freinant la croissance placentaire et majorant la dysfonction endothéliale (« Hypertension » 2007 ;50 :269-75).
En définitive, la construction physiopathologique a pris consistance et cohérence. Elle n'est certainement pas complète et définitive, et, sur bien des points, les explications actuelles semblent encore bien fragiles. Elle n'en marque pas moins un progrès considérable. Ainsi, M. Lindheimer, pionnier dans l'étude de l'HTA gravidique, n'hésite pas à affirmer que le temps de la «maladie des hypothèses» est révolu, et que «la coupe n'est plus à moitié vide, elle est bien plus qu'à moitié pleine».
* Hôpital Tenon, Paris.
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