Décision Santé. Vous affirmez dans la préface à ce recueil de textes que la médecine est une philosophie. Pourquoi y a-t-il alors si peu de médecins philosophes aujourd’hui ?
Anne Fagot-Largeault. Les médecins praticiens sont engloutis dans le travail. Le travail n’attend pas.
D. S. Faut-il incriminer la formation initiale des médecins ?
A. F.-L. Le problème des études médicales ne se réduit pas au seul déficit en philosophie. Dans les facultés de médecine, la chimie, la physique, voire les mathématiques, sont habituellement enseignées par des médecins. Les facultés de médecine sont très repliées sur elles-mêmes, elles montrent une tendance à l’isolement (comme les facultés de droit). C’est dommage.
D. S. Votre position au Collège de France ne vous permet-elle pas d’ouvrir des brèches ?
A. F.-L. Nous avons organisé ici de grands colloques, par exemple sur le thème de la recherche en psychiatrie avec le Pr Marion Leboyer. La psychiatrie, il est vrai, est une discipline un peu particulière où la recherche a du mal à trouver prise. La médecine dans son ensemble, au cours du XXe siècle, a connu un véritable élan de recherche. Ce qui s’est traduit par de nombreuses avancées. La psychiatrie est restée un peu en marge de ce phénomène. Elle a même failli à un certain moment sortir du cursus médical et intégrer les facultés de sciences humaines. Elle demeure aujourd’hui traversée par des tendances divergentes.
D. S. La psychiatrie n’est-elle pas une spécialité différente des autres de par son objet d’étude, le cerveau humain ?
A. F.-L. Les neurosciences ont permis d’avancer sur le fonctionnement du cerveau. Un grand laboratoire de recherche sur le cerveau (ICM) est en train de se créer à l’hôpital de la Pitié-Salpétrière. Mais les psychiatres s’investissent assez peu dans ces programmes.
D. S. Est-ce la faute à Freud ?
A. F.-L. Sûrement pas. Disons que c’est peut-être la faute aux disciples de Freud ? Sigmund Freud lui-même possédait un sens aigu de la recherche, et il pensait que la jonction se ferait un jour entre la biologie et la psychologie. Simplement, on ne disposait pas à son époque des clefs pour y accéder, et on tâtonne encore. Ce n’est pas que les tenants de la psychothérapie ou de la psychanalyse n’aient pas travaillé de leur côté. Ils ont accumulé un matériau très important, sous la forme d’études de cas. Mais ce matériau n’est pas toujours exploité autant qu’il le mérite. Quant à la psychiatrie de secteur, où se fait une recherche thérapeutique, elle est si peu attractive que l’on y recense un grand nombre de postes vacants.
D. S. Dans l’écriture du livre, on note une grande modestie dans vos propos. La philosophie de la médecine se réduit parfois à une éthique de la communication, à une éthique procédurale.
A. F.-L. La philosophie n’a pas pour mission de prévoir ce que la médecine va inventer, ni de donner des conseils aux médecins. La recherche médicale suit son chemin, la presse médicale recense chaque jour de nouvelles avancées. Le rôle du philosophe est plutôt de s’informer, et d’analyser les démarches intellectuelles et pratiques du médecin. Ce livre expose différentes questions qui m’ont été posées, ou que j’ai rencontrées au fil du temps comme philosophe-médecin. D’où le regard rétrospectif porté sur l’évolution des problématiques. Au départ, j’étais très attentive aux questions d’épistémologie, à savoir l’étude des procédés intellectuels grâce auxquels on parvient à un diagnostic, et on opte pour une thérapeutique. Le diagnostic assisté par ordinateur dans les années soixante-dix et quatre-vingt a suscité un réel engouement. J’ai suivi ce mouvement avec intérêt. Quelques années plus tard, l’enthousiasme est retombé. Comment expliquer ce phénomène ? Comparé aux ordinateurs d’aujourd’hui, notre cerveau est très performant. Le médecin grâce à son activité quotidienne et à ses lectures met constamment à jour ses connaissances, et sélectionne les informations qui lui paraissent pertinentes à un moment donné. La machine dispose d’un stock de données, reflet statistique d’un grand nombre de diagnostics à un moment donné. Il est difficile et astreignant de la maintenir au courant de l’évolution continue des connaissances, et de la rendre sensible aux variations de la sémiologie.
D. S. Mais avec le développement de la médecine protocolarisée, de l’evidence based medicine et des impératifs économiques, n’assiste-t-on pas à l’essor d’une médecine de plus en plus normée et où l’initiative du médecin est désormais sous contrôle permanent ?
A. F.-L. D’un côté, l’evidence based medicine (EBM) donne des directives. Elle a été lancée pour améliorer le service rendu par le médecin. Elle a permis aussi de montrer la difficulté pour l’innovation à être diffusée et à intégrer rapidement les pratiques des médecins. Par ailleurs, elle n’est pas une médecine de recherche novatrice. Elle se résume à une médecine de validation des standards thérapeutiques. Elle ouvre peu d’opportunités pour découvrir une nouvelle maladie, comme celle due à l’infection par le VIH, elle n’est pas faite pour inventer des hypothèses neuves. Nous sommes à cet égard en train d’éditer les actes d’un colloque sur l’EBM, son histoire, ses limites.
D. S. Revenons à cette éthique procédurale. Pourquoi se limiter au plus petit dénominateur commun ?
A. F.-L. Lorsque j’ai siégé au Comité consultatif national d’éthique (CCNE), sous la présidence de Jean-Pierre Changeux, il nous est arrivé d’avoir à expliciter nos positions de fond, et de mettre à jour de réelles divergences entre les membres du Comité. Mais devant un problème concret, cela se révèle être rarement indispensable, parce que les situations pratiques appellent le plus souvent une solution « de bon sens » qui fait consensus.
D. S. Ce résultat n’est-il pas le produit du recrutement élitiste que vous signalez d’ailleurs dans l’un de vos articles ?
A. F.-L. Cela était vrai au départ. Mais le renouvellement périodique des membres permet d’échapper à cette logique. Lorsqu’un philosophe entre dans un comité d’éthique, il peut être assez décontenancé par les questions posées, leur technicité, et la nécessité d’y répondre. Il faut faire un véritable effort pour se hisser au niveau des problématiques soulevées, et pour formuler un avis au lieu de « suspendre son jugement ». Le philosophe n’a, à cet égard, aucune supériorité particulière. Il doit surtout essayer de se mettre à la place du chercheur et/ou du malade.
D. S. Pourquoi, après vos études de philosophie, avez-vous décidé de commencer des études de médecine ?
A. F.-L. J’étais professeur de philosophie dans un lycée à Douai. On m’a demandé de devenir l’assistante d’un professeur qui venait d’être élu à la Sorbonne, Gilbert Simondon. Ses étudiants suivaient un cursus de psychologie. La psychologie était en train de devenir une science. Gilbert Simondon disposait d’un laboratoire de recherche en psychologie. Je lui ai demandé la permission d’aller me former en philosophie des sciences. Avec son accord, je suis partie un an aux États-Unis apprendre la logique. J’y suis restée quatre ans, j’ai fait un doctorat de logique et philosophie des sciences (PhD). Georges Canguilhem m’a fait revenir en me demandant de poser ma candidature à un poste d’assistante qui venait d’être créé à la nouvelle faculté de Créteil (Val-de-Marne). On sortait de la révolte des années soixante-huitardes. L’enseignement de la philosophie était assez ingrat parce que les étudiants étaient souvent en grève, et peu disposés au travail, l’hôpital Henri-Mondor était flambant neuf. Et voilà comment tout a commencé. J’ai cherché à écouter des cours à la faculté de médecine. Et la médecine m’a apporté un sujet passionnant pour le doctorat d’État que j’ai dû entreprendre, parce que mon diplôme américain n’était pas reconnu. J’ai travaillé sur les causes de la mort, thématique que j’avais abordée lors d’un stage en anatomopathologie.
D. S. L’exercice de la médecine ne se résume-t-il pas à un calcul de probabilités, comme vous le signalez dans un de vos articles ?
A. F.-L. Plutôt à un « calcul des chances », selon la terminologie des mathématiciens français au XIXe siècle. En médecine, le diagnostic est probabiliste, et le résultat d’un traitement ne se prévoit pas avec une entière certitude, mais avec une marge. C’est d’ailleurs une caractéristique assez générale des actions humaines : on évalue les possibilités, et la décision d’agir inclut un pari sur l’avenir.
D. S. Qu’est-ce que vous a apporté la médecine dans votre exercice de la philosophie ?
A. F.-L. La médecine m’a permis de garder les pieds sur terre.
D. S. Et dans votre pratique de la philosophie, comment la médecine vous-a-t-elle permis de vous engager ?
A. F.-L. Je me suis engagée deux fois lorsque je siégeais au Comité consultatif national d’éthique (CCNE). La première fois, Jean-Pierre Changeux nous avait demandés d’émettre un avis sur la délicate question des toxicomanies. C’était le temps où en France fumer du tabac était une pratique admise, alors que l’usage du cannabis était condamné. Nous avons comparé le pouvoir addictif des différentes drogues. Ce travail a été décapant pour nos croyances. Le tabac était dans le peloton de tête des substances addictives. J’ai en ce qui me concerne défendu le principe d’une position tolérante. L’important selon moi était d’arriver à user sans abuser, en acculturant le produit. Il y a moins d’ivresse lorsque l’on apprend à déguster le vin, par exemple. D’autres membres diabolisaient la drogue tout en excluant l’alcool et le tabac qui n’étaient pas à leurs yeux des « drogues ». J’étais minoritaire. Le second combat a été mené autour de l’information des malades. J’étais rédactrice de l’avis et j’avais adopté le principe de la transparence. En face de moi, un autre médecin défendait la position conventionnelle, celle du droit de mentir. Jean-Pierre Changeux nous a amenés à nous faire des concessions réciproques. Au final, cet avis reprend les deux positions. Le président du CCNE a justifié ce difficile équilibre en invoquant (en souriant) le principe selon lequel « les lecteurs citeront ce qu’ils veulent ».
D. S. Le livre se termine sur la compassion qui ne peut être selon vous la morale. Mais elle en est le fondement…
A. F.-L. Vouloir devenir médecin implique en général un désir de soulager la souffrance d’autrui. On dit que les jeunes médecins sont émus par la souffrance, qu’avec le métier ensuite ils se « blindent », et qu’il est bon de se blinder. La compassion, qui est aujourd’hui devenue un marché, n’est pas toute bonne. On nous sollicite en exposant des photos, des documents avec des enfants. Ce n’est évidemment pas cet aspect de la compassion que je soutiens. Mais le fait est qu’elle arrache quelque chose à tout le monde. Chacun d’entre nous à un moment ou à un autre se révèle sensible au malheur de l’autre. S’opère ainsi le déclic qui nous permet de comprendre la nécessité d’avoir des égards pour autrui, et des règles communes, pour bien vivre ensemble. Si nous étions insensibles à la souffrance des autres il n’y aurait pas de morale possible. Selon le philosophe Schopenhauer, cette sensibilité nous fait reconnaître que l’autre est comme nous, qu’il y a une communauté humaine. Bien sûr, la compassion ne suffit pas. Seule, elle est intellectuellement aveugle. Pour l’édification d’une morale, il faut beaucoup plus, c’est-à-dire un travail d’élaboration des règles de la vie en commun. Mais il y a quelque chose de juste dans cette intuition de Schopenhauer qui expliquait que notre volonté de vivre, qui nous ferait marcher sur le ventre de n’importe quel autrui pour survivre, se conjugue avec une sensibilité qui nous retient de le faire, parce que nous sentons que cet autrui est un autre nous-même. Cette intuition ne donne pas une morale, mais le « fondement » d’une morale.
D. S. Outre votre double formation, celle de philosophe et de médecin, on relève également une double culture francophone et anglophone. Ce qui vous a conduit très tôt à vous intéresser aux échelles de qualité de vie (Qualy).
A. F-.L. Nous connaissons en France un déficit en matière de santé publique. Certes, il existe dans les institutions de bons statisticiens. Mais la santé publique ne se réduit pas à la science des statistiques. Nous vivons au quotidien sur un système de santé obsolète qui ne pourra pas continuer à fonctionner de la même manière. Aucun responsable n’ose le dire ouvertement. On le modifie subrepticement. C’est pire. Cela ne se traduit pas seulement par un nouveau partage des missions entre le public et le privé. L’enjeu est beaucoup plus large. Il faut repenser le système.
D. S. Quel est votre diagnostic sur cette crise ?
A. F.-L. On n’établit pas seul un diagnostic. Par ailleurs, en pratique, il se révèle complexe d’échanger sur ces questions. Chacun campe en effet sur un savoir construit sur sa discipline. Aucun expert n’est au-dessus de la mêlée.
D. S. Quelle est votre réflexion sur la médecine d’aujourd’hui ?
A. F.-L. Le savoir médical est devenu si complexe qu’aucun individu ne peut le maîtriser entièrement. La position du médecin isolé dans son cabinet est obsolète. La pratique médicale doit impérativement devenir collective. On invoque souvent pour ne pas aller dans ce sens le danger de déresponsabiliser les praticiens. Diluer la responsabilité conduirait à une moindre qualité du travail au quotidien. Je ne pense pas que ce soit une fatalité. Il faut seulement apprendre à travailler à plusieurs.
Mais au-delà de ces considérations professionnelles, revenons à la philosophie. Pratiquer la médecine, c’est reconnaître l’existence du mal, de la souffrance, de la maladie. À la différence des biologistes, le médecin connaît l’envers du décor des « merveilles de la nature ». Il y a là toute une métaphysique. Ensuite, vouloir soigner des gens, vouloir leur faire du bien en les guérissant d’un mal, c’est une position morale : il faut faire du bien ! Comment sait-on faire du bien ? En suivant les règles pratiques validées par les sciences médicales. Il convient donc de se demander comment on raisonne pour aboutir à un bon diagnostic, ou comment on prouve qu’un traitement est meilleur qu’un autre : on s’engage là dans une démarche épistémologique. Dans la position du médecin, il y a implicitement à la fois de la métaphysique, de la morale, de l’épistémologie. Il est vrai que l’on n’enseigne pas plus ces matières en faculté de médecine qu’on n’enseigne la médecine dans les cursus de philosophie. Pourtant, un jour ou l’autre, chacun d’entre nous est rattrapé par la maladie. L’épreuve est universelle.
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