ETUDES DE CAS
Rousseau eut-il été Rousseau, s'il n'avait longtemps cru héberger dans sa vessie une « pierre » ? L'âme torturée des « Confessions » se serait-elle épanchée avec autant de vérité si elle n'avait trahi aussi les spasmes souterrains d'un corps meurtri ? En quoi l'hypochondrie du philosophe contribua-t-elle à ériger l'introspection en genre littéraire ? Comment la douleur physique le transfigura-t-elle en précurseur dolent du romantisme ?
Rousseau ne se croyait pas persécuté seulement par les encyclopédistes. Il craignait aussi « qu'un bout de bougie qui s'était autrefois rompu dans son urètre » n'eût fait le noyau d'une pierre... Et ces questions fondamentales sont d'autant plus incongrues que celle-ci fut sans doute imaginaire !
C'est du moins ce qui ressort des aveux même du philosophe quand son destin croisa un jour l'algalie de notre ancêtre. Jean Baseilhac - frère Côme, sous son habit de moine Feuillant - figure au rang des plus célèbres chirurgiens lithotomistes du XVIIIe siècle.
« Au voyage de Pâques, rapporte Rousseau dans le livre XI de ses « Confessions », mon triste état ne me permettant pas d'aller au château, le maréchal du Luxembourg ne manqua pas une seule fois de venir me voir ; et enfin me voyant souffrir sans relâche, il fit tant qu'il me détermina à voir le frère Côme, l'envoya chercher, me l'amena lui-même et eut le courage, rare certes et méritoire dans un grand seigneur, de rester chez moi durant l'opération qui fut cruelle. Il n'était pourtant question que d'être sondé ; mais je n'avais jamais pu l'être, même par Morand, qui s'y prit à plusieurs fois et toujours sans succès.
« Le frère Côme, qui avait la main d'une adresse et d'une légèreté sans égales, vint à bout enfin d'introduire une très petite algalie, après m'avoir beaucoup fait souffrir durant plus de deux heures, durant lesquelles je m'efforçais de retenir les plaintes, pour ne pas déchirer le cur sensible du bon maréchal. Au premier examen, le frère Côme crut trouver une grosse pierre et me le dit ; au second, il ne la trouva plus. Après avoir recommencé une seconde et une troisième fois, avec un soin et une exactitude qui me firent trouver le temps fort long, il déclara qu'il n'y avait point de pierre, mais que la prostate était squirreuse, et d'une grosseur surnaturelle ; il trouva la vessie grande et en bon état et finit par me déclarer que je souffrirais beaucoup et que je vivrais longtemps. » « Si la seconde prédiction s'accomplit aussi bien que la première, opine avec humour le célèbre patient, mes maux ne sont pas prêts à finir. »
Ce récit, confronté à la mise à jour du testament de Rousseau, rouvrit, au début du siècle passé, un intéressant débat sur le diagnostic posthume de sa maladie.
Le Pr Poncet, de Lyon, l'initia par une brillante communication lors de la séance du 31 décembre 1907 de l'académie de médecine. Etayée principalement du contenu testamentaire qui venait de livrer une intéressante anamnèse et rappelant la découverte « prostatique » du frère Côme, elle entendait convaincre du diagnostic éclairé de « rétrécissement congénital de l'urètre profond ». La conversation se poursuivit avec ardeur, tout au long de l'année 1908, dans les colonnes de « la Chronique médicale » du Dr Cabanes. « Il est probable que, s'il y avait eu rétrécissement ou même bride, au niveau de la portion bulbo-membraneuse, les anatomopathologistes l'auraient vu ! », s'emporta le Dr Heresco, chef du service des maladies urinaires de l'hôpital de Bucarest, en s'appuyant sur les conclusions blanches de l'autopsie du philosophe et la similitude avec le cas de l'un de ses patients pour défendre l'hypothèse de ce que Mercier avait précédemment découvert sous le nom de « valvule du col ».
Valvule ? Rétrécissement ? Laissons conclure Rousseau lui-même : « C'est ainsi, reconnaît-il, que, après avoir été traité successivement pendant tant d'années pour des maux que je n'avais pas, je finis par savoir que ma maladie, incurable sans être mortelle, durerait autant que moi. Mon imagination, réprimée par cette connaissance, ne me fit plus voir en perspective une mort cruelle dans les douleurs du calcul (...) Délivré des maux imaginaires, plus cruels pour moi que les maux réels, j'endurais plus paisiblement ces derniers. Il est constant que, depuis ce temps, j'ai beaucoup moins souffert de ma maladie que je n'avais fait jusqu'alors... »
Qui a dit que les préjugés étaient la raison des sots ? Voltaire.
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