AU DÉPART, il y a bien sûr le célèbre « Essai sur le don », de Marcel Mauss (1898). Cherchant à dégager les principes généreux d'une science sociale au-delà du relativisme historique, le neveu de Durkheim était amené à s'opposer à l'idée qu'un mobile unique menait les hommes : l'intérêt. Ce que Mauss nomme un «fait social total» intègre l'anthropologie, mais aussi le religieux et le moral.
Le don est intéressant, car il est à la fois réglé et prescriptif, tel le « potlatch » océanien qui exige une surenchère dans l'alternance des offrandes, et en même temps il semble libre et gratuit. Donner, recevoir et rendre semblent être, dit Mauss, «la matrice universelle de toute société humaine comme le fondement même du droit, voire d'une morale universelle».
On retrouve ce comportement en coupe diachronique dans les sociétés les plus archaïques comme à l'intérieur des plus évoluées. Le don est un acte remarquable en ce qu'il est mi-décision individuelle, mi-appartenance sociale.
L'échange.
Dans une très dense introduction, Philippe Chanial, secrétaire de « la Revue du MAUSS »*, situe bien les obstacles théoriques à cette prééminence : l'ennemi est parfois tout proche, qui faisait réchauffer son potage près du vôtre.
Dans les « Structures élémentaires de la parenté », Claude Lévi-Strauss démontre que la prohibition de l'inceste, interdit quasiment universel, est moins liée à une répression sexuelle, comme le voulait Freud, qu'à l'organisation exogamique : l'individu du totem A peut prendre femme en B, et réciproquement. La structure de l'échange, pont qui va de la nature à la culture, s'impose à ce qui est échangé : biens, valeurs, femmes.
Je t'offre un verre et un peu plus tard, tu m'en offriras un. L'échange est la forme à la fois primitive et universelle de la relation interhumaine, selon Lévi-Strauss, qui porte en apparence un coup fatal au rôle du don, l'échange, c'est le don réversif. On ne s'en aperçoit pas, parce qu'il peut se passer un certain temps avant qu'une offrande soit rendue, telles les invitations dans nos moeurs bourgeoises. Mais l'échange tue la générosité du don, puisqu'il l'étouffe sous son formalisme absolu, il est une structure qui s'impose aux réalités mises en relation. On le voit bien avec l'air piteux et le rejet dont souffre celui qui était venu à l'anniversaire les mains vides.
La religion toujours présente.
Bourdieu semble en rajouter, qui insiste sur l'intervalle qui peut être très long entre le don et le contre-don. Il crée un suspense, il y a toujours des ingrats... Mais pour le sociologue de l'illusion sociale, donner n'est jamais sans calcul, il faut optimiser un rapport coût-profit qui, finalement, se réduit à l'intérêt.
Triste bilan, et on déclinerait avec la même tristesse le rôle d'autres pulsions dans une tirade à la Cyrano : mendiants, SDF, je vous donne, au moins j'aurais la paix ; ailleurs, je corromps en donnant, je vous achète et associés ainsi mon pouvoir, etc.
Enfin, obstacle qui n'est pas mince et auquel est consacrée l'étude n° 32, toute la religion est articulée au don. Cela va d'un Dieu qui est toute bonté et générosité à son fils s'offrant pour racheter nos péchés, en passant par l'oblat où le laïc s'offre, lui et ses biens, à un couvent. L'obsession des explications par un don premier et absolu ne rattache-t-elle pas la modernité à une religion dont elle a voulu se séparer ?
Il faut à ce sujet lire la contribution de Camille Tarot sur la notion de grâce. Qu'est-ce que le don permet de comprendre, qui ne se réduise ni à l'intérêt, ni au pouvoir ? Telle est la question récurrente de ce vaste ouvrage qui désigne en même temps une méthode.
Il s'agit d'observer moins les relations sociales que ce qui circule entre les hommes, comme le dit l'un des principaux contributeurs, Jacques Godbout. Ce ne sont pas seulement des biens et des services qui circulent comme le veut l'idée de l'échange, «mais aussi des paroles, des gestes, des regards», dit Philippe Chanial. Apparemment, si on en croit une étude, ceci a lieu même entre un éleveur et ses animaux, relation qu'on ne saurait réduire à sa finalité utilitaire. Qu'en pensent les veaux ?
Un livre submergé d'affectivité, écrit par des intervenants eux-mêmes pleins de dons, adossé à une vraie problématique kantienne : le don est commencement absolu, irréductible. Même si beaucoup ont noyé l'extase qu'il instaure dans les eaux glacées du calcul égoïste.
« La Société vue du don », sous la direction de Philippe Chanial, Éd. La Découverte, 565 p., 30 euros.
* Idéal acronyme pour le Mouvement antiutilitariste en sciences sociales.
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